Artiste du music-hall où il se fait notamment une réputation en faisant du pantomime (exercice qu'il réitéra pour le film Parade), Jacques Tati commence à se tourner vers le cinéma dans les 30's, si possible en se mettant à la réalisation de court-métrages. Parvenant à passer en zone libre française, il continue dans le cinéma aux côtés d'Henri Marquet en travaillant sur L'école des facteurs (1947). René Clément devait initialement le réaliser, mais le futur réalisateur de Jeux interdits est pris sur différents tournages en tant que réalisateur (La bataille du rail et Le Père tranquille) et assistant-réalisateur (La Belle et la Bête de Jean Cocteau). Jacques Tati prend alors sa place, tout en jouant le personnage principal (un facteur sortant de l'apprentissage et effectuant sa première tournée).
Bien accueilli, L'école des facteurs va avoir droit à son extension avec Jour de fête, premier long-métrage de l'acteur-réalisateur. Habitant dans le coin de Sainte-Sévère-Sur-Indre, Tati et Marquet en font le théâtre des aventures de François le facteur, faisant sa tournée en pleine fête annuelle du village. Un endroit où il fait bon vivre et un peu coupé du monde selon Tati, au point que le réalisateur s'en amusera dans la bande-annonce du film en évoquant que Jour de fête est loin de la guerre et des drames.
Bien que ne racontant pas du tout la même chose, Jour de fête a plusieurs scènes similaires à L'école des facteurs, quitte à être proche du remake. Ainsi, on retrouve le passage où François tamponne des lettres et colis en se tenant à une camionnette en marche ; le passage à l'église où il sonne les cloches malgré lui ; celui où il course son vélo roulant tout seul ; la scène avec la vieille dame et son sonotone d'infortune ; et la scène où il accroche son vélo à la barrière de chemins de fer. Les techniques de François pour descendre de son vélo et donner les lettres et colis sont directement issues de l'entraînement qui sert d'introduction au court-métrage.
Néanmoins, si L'école des facteurs se focalisait sur François, Jour de fête met un peu de temps avant de le montrer. Un procédé que reprendra Tati avec succès sur Playtime (1967) avec Monsieur Hulot. Avec Jour de fête, il capte la vie du village en ce jour précis et le lendemain (laps de temps symbolisé par l'arrivée et le départ du tracteur transportant le manège), montrant la fête avec diverses activités. On assiste ainsi à une projection de film, un concours de tir ou une roue de la fortune trafiquée en fonction de la personne en face ; quelques passages arrosés au café du coin ; et une tournée frappadingue à l'américaine. Tati décrit un microcosme avec ses habitudes et des personnages qui se connaissent.
François n'est pas forcément bien vu et même moqué plusieurs fois, au même titre que Monsieur Hulot. Ce qui ne l'empêche pas d'être beaucoup plus attachant que ces gens parfois méprisants et souvent pas plus intelligents que lui. A l'image du personnage de Guy Decomble : marié, mais ne pouvant s'empêcher de regarder une des villageoises. Il est bon de souligner que François parle davantage que Monsieur Hulot sur ses quatre films suivants, mais il a un accent très prononcé et il n'y a pas besoin de comprendre ce qu'il dit pour le trouver sympathique (si ce n'est ce magnifique gimmick sur les américains).
Son approche reste toujours amicale dans un monde qui voudrait une certaine uniformité. Le modèle américain auquel il est confronté montre des facteurs plus rapides, mais moins dans le contact. Ce qui vaut aussi son lot de gags chez Tati, où son personnage se sent obligé de se presser à tout prix pour atteindre plus de résultats quitte à multiplier les gaffes. Comme coller une lettre sur le cul d'une vache ou d'en mettre une dans une machine agricole, au risque de la broyer.
Jour de fête existe en plusieurs versions. Il y a d'abord la version sortie en 1949. Jacques Tati avait pour ambition de faire de Jour de fête un film en couleurs ; et avait alors tourné avec deux caméras sur les conseils de son chef-opérateur Jacques Mercanton sur un principe similaire à la 3D. La première utilisait le Thomsoncolor, procédé développé par Thompson-Houston et moins cher que le Technicolor, dont la caméra avait un filtre rouge-vert-bleu. La seconde était en noir et blanc par pure sécurité. Ce qui lui sera bien utile, puisque le studio ne parviendra pas à tirer une copie couleur de Jour de fête. Une occasion manquée, puisque la couleur était très rare dans le cinéma français à cette époque (Jean Vallée avait réalisé Jeunes filles à marier et La terre qui meurt durant les 30's) et verra son boom attendre encore un petit peu.
Le réalisateur devra donc attendre Mon oncle (1958) pour signer son premier film en couleurs. Néanmoins, il signe une deuxième version en 1964, où il rajoute des scènes avec un peintre et met quelques couleurs ici et là au pochoir (notamment pour faire apparaître un ballon, du cognac ou des drapeaux en couleurs). C'est en dégageant des cartons que Sophie Tatischeff trouve des copies de la version colorisée. Elle entreprend alors de faire la fameuse version en couleurs que son père voulait tant pour une sortie en 1995. Tati disait en 1975 : "La couleur arrivait avec les forains, le manège, les chevaux de bois et les baraques foraines. Quand la fête était terminée, on remettait la couleur dans les grandes caisses et la couleur quittait le village" (*). Argument qui se confirme par le fait qu'une bonne partie des villageois s'habillent en noir et blanc pour ce jour d'amusement.
Le spectateur peut désormais choisir entre les trois versions de ce classique sur le BR de Studio Canal. Jour de fête fut un grand succès avec 6,8 millions d'entrées et n'a pas perdu de son charme. Le début de la Tatimania.
* Propos issus du livret présent dans le coffret Jacques Tati.