Il fallait bien l’excentricité atypique d’un Kaurismaki pour nous livrer cette fable un peu étrange qu’est Juha.
En noir et blanc et muet, son film joue sur plusieurs tableaux : d’abord celui du film noir, le personnage d’André Wilms se présentant comme une sorte de loup dans la bergerie qui, à la faveur d’une virée à la campagne dans son rutilant bolide, va enlever une autochtone, sorte d’Agnès de l’Ecole des Femmes dont la naïveté va lui être fatale. Une relecture du Facteur sonne toujours deux fois, en somme.
La photo est superbe, magnifiant les portraits de personnages revendiqués comme des archétypes : le paysan honnête et rustre, l’escroc retors et la femme naïve. Alors que la campagne semblait propice à l’émergence d’une idylle à laquelle même le spectateur peut croire de prime abord, la ville sera le lieu où les masques tombent : on est là dans la codification typique du film noir, par lequel l’imagerie expressionniste donne à voir un certain enfer. La représentation du bordel pousse d’ailleurs le formalisme à la lisière du baroque, et on retrouve une poétique des lieux clos que ne renierait pas David Lynch, notamment à la faveur d’une seule incursion sonore et la chanson du Temps des Cerises.
Récréation cinéphile, Juha ne s’embarrasse pas de vraisemblance et joue avec les ellipses pour mieux faire progresser la linéarité de son récit : celui de l’affrontement de deux sortes de brutalité, l’une vénale et perfide, l’autre aimante et massive. Le retour de Juha, personnage éponyme et pourtant longtemps relégué au personnage passif de second plan va faire évoluer la dernière partie vers l’expédition punitive. L’image de la ville (lieux clos et nocturnes, rues étroites et décharge…), la brutalité des échanges est rendue plus expressive par ce cahier des charges singulier qu’est le muet. L’attention portée aux visage, les contrastes acérés du noir et blanc confèrent au récit une tonalité de conte à la candeur noire, dans laquelle la vengeance est sauve mais le bien ne triomphe pas pour autant.
Là où des expériences récentes de film muet comme The Artist ou Biancanieves jouaient davantage la carte vintage du film qui aurait pu sortir dans son contexte, à savoir les années 30, Kaurismaki joue donc sur un autre registre : le recours au concept, on pourrait même dire à la coquetterie formelle n’entache pas véritablement son approche dilettante et fraîche du récit : paradoxalement, on pourrait même dire qu’elle lui donne une mélodie nouvelle, et certaines couleurs.