Juke-Box
6.3
Juke-Box

Court-métrage de Ilan Klipper (2013)

La folie, conjointe à la musique…

La folie, il y a longtemps qu’Ilan Klipper lui donne la main, ou du moins se penche sur elle et l’ausculte, non pas pour la stigmatiser, mais bien au contraire pour éprouver la finesse de la paroi qui la sépare de la supposée normalité.


Ici, le chanteur Christophe, de son nom de naissance Daniel Bevilacqua, est Daniel Berthon, dont l'on apprend le nom par la voix neutre du psychiatre en off qui décline son mal d'un ton de profond ennui, comme s'il débitait une recette mainte fois répétée. On comprend que le patient vit désormais à demi reclus chez lui, d’où il ne sort que pour revenir effectuer de nouveaux séjours en hôpital psychiatrique.


Ce court-métrage s’inscrit dans la continuité directe du film précédent, le documentaire « Sainte-Anne, hôpital psychiatrique » (2010), où la figure du psychiatre se trouvait déjà brossée aussi subtilement que férocement, loin d’une empathie humaniste et tout entier confit dans une indifférence professionnelle qui le conduisait à dépeindre brièvement, en termes techniques, les états d’écorchés vifs dans lesquels se trouvaient immergés ses patients. Le thème de la rétention, alors dans un cadre médicalisé, était par force déjà présent, mais va resurgir dans le long-métrage suivant, œuvre de fiction, « Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête » (2018), sous la forme privée d’un auto-confinement à domicile. Un enfermement qui figurera également, sous ces deux formes, institutionnelle et privée, dans la réalisation suivante, le passionnant « Funambules » (2020).


Il n’empêche que, entre ces deux œuvres véritablement sœurs, « Juke-box » développe une authentique singularité, grâce à la présence de Christophe, jouant avec un naturel presque inquiétant un chanteur sur le retour, et dont la folie, sans doute naturelle, est exacerbée par l’isolement dans lequel il est tenu. Seules deux figures féminines font furtivement effraction dans un capharnaüm de souvenirs, de photos épinglées et de claviers synthétiques : Sabrina Seyvecou en assistante de vie aussi bienveillante et attentive qu’impuissante et dépassée ; Marilyne Canto, en médecin tentant de ramener vers la sphère hospitalière un patient réticent et roué, connaisseur des arcanes du fonctionnement psychiatrique, et auquel, visiblement, « on ne la fait pas »… Il faut voir Christophe en solitaire mutique, ne répondant, au mieux, que par des « non » déterminés, et au pire par quelques notes isolées plaquées sur l’un de ses nombreux pianos, visiblement interlocuteurs plus chéris que les rares humains qui peuvent encore tenter de s’adresser à lui. Il faut le voir aussi, miaulant en s’accompagnant au piano un vague air qui se révèlera vite fascinant, déchirant d’une nostalgie profonde et grave, peut-être ultime…


Une œuvre brève, crépusculaire et envoûtante, dans laquelle la musique, diaphane, au bord du gouffre et se substituant volontiers au dialogue, tient une part aussi importante que celle qu’elle occupa dans la vie du regretté Christophe.

AnneSchneider
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le 23 mars 2022

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Anne Schneider

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