Marker a fait son film sur l'Amérique. Sans dialogue, il dure 6 minutes.
Lui (même s'il ne faut pas oublier que le film a été tourné à 6 mains) le grand chasseur de regards a choisi de représenter un monde qui n'en rencontre aucun. Il aurait fallu traverser ces marécages qui font tampon entre le monde des hommes (buildings et périphériques sont à l'horizon) et celui de l'océan (un au-delà qui pourrait incarner mille métaphores, et en premier lieu celles de l'immigration et des utopies), mais Marker préfère rester dans la "zone". La zone, c'est ce territoire occupé par des artistes qui ont récupéré des rejets de la mer (pièces de bois, de métal, de verre) pour y fabriquer un bestiaire, des habitations, et des machines qui tiennent de bric et de broc.
Quand les 3 réalisateurs viennent la filmer, les artistes ne sont plus là. Comme dans l'Amérique de Landscape Suicide de James Benning, le paysage devient le territoire d'un présent vidé, un espace-temps où les hommes sont partis ou cachés. La musique grinçante, composée également par Maker, laisse penser qu'une forme de terreur a sans doute fait se planquer une majorité d'entre eux là-bas, de l'autre côté de la voie automobile.
Cette "zone" déshumanisée ressemble à un miroir brisé du monde d'en face (là où les buildings et périphériques sont à l'horizon). Elle rassemble les restes dont les deux mondes ne veulent plus - jetés par les hommes, recrachés par l'océan, tout de même reconstitués ici mais au prix d'une marginalisation, de la solitude éternelle. Alors, ils vivent là, statiques, brisés, écorchés et incomplets comme ce poisson sans bouche, attendant qu'on ne sait quel miracle ou quel tsunami vienne les ramener vers un des deux pôles.
Junkopia se termine par ce dernier plan sidérant, où, alors que le mouvement de l'eau et de l'air les remue, un avion et un bateau de bois restent pourtant sur place. La vague et le vent de l'utopie ne suffisent plus à les ramener sur la côte.
Dispo ici : http://www.youtube.com/watch?v=Npn4zgMW25A