Féérie du chaos
Dans la galaxie en triste expansion du blockbuster, il est recommandable de revenir de temps à autre aux fondamentaux : pour savourer, et comprendre à quel point le savoir-faire en terme de cinéma...
le 12 janv. 2018
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Parfois il y a des évidences lorsque l’on regarde un film. Jurassic Park fait partie de cette catégorie d'œuvre universelle qui traverse les époques, mais qui, à mes yeux, n’est pas assez considérée pour ce qu'elle est réellement. Comme si ce qui avait été accompli ici est acquis pour tout le monde. Et comme beaucoup, je suis aussi longtemps resté bloqué sur le fait que, "oui, Jurassic Park c’est super, mais ça reste juste plaisant". Alors, le revoir au fur et à mesure des années a, petit à petit, fait changer ma perception du film, et à chaque visionnage, je redécouvre quelque chose de nouveau à son propos. Et contrairement aux idées reçues, Jurassic Park, ce n’est finalement pas que des gros et impressionnants dinosaures, ce n’est pas qu’un survival prenant et hyper efficace. C’est une œuvre cinématographique incroyable qui peut s’appréhender comme un pur divertissement mais qui suinte le cinéma à chaque minute. Et il serait à peine osé d’avancer
que cette réussite totale tient en grande partie à un homme.
Steven Spielberg a toujours voulu faire un film sur les dinosaures, notamment via son admiration de Ray Harryhausen et de sa capacité à innover sur les effets pratiques. En 1993, les progrès technologiques sont tels (Terminator 2 sortait deux ans auparavant), que le réalisateur sent que c’est le moment pour lui de se jeter à l’eau. Il a le roman de Michael Crichton en tête, mais lui demandera une réécriture afin de sortir un premier jet de scénario, qui lui servira de base à son projet. Sans espérer quoi que ce soit de particulier, à sa sortie, le film deviendra un succès planétaire, allant même chercher le milliard de dollars de recette dans le monde, un record à l'époque. La possibilité de voir à l'écran des dinosaures plus vrais que nature intéragir dans notre monde contemporain fait mouche et le public se presse pour admirer le spectacle.
La claque esthétique et technologique du film est d'ailleurs telle que, même si la 3D vieillit forcément un peu, le reste du film est d'une propreté incroyable. Et même si, évidemment, ce serait enfoncer des portes ouvertes que de préciser l’aspect révolutionnaire de ces effets, ce qui frappe avant tout, c’est la retenue avec laquelle ils sont utilisés. Le savant mélange d’animatroniques et de 3D pour donner vie aux dinosaures reste sobre et efficace, sans jamais prendre le pas sur le récit. Un contraste d’autant plus fort avec certains blockbusters actuels qui abusent d’effets numériques (parfois pas forcément réussis) et qui sont justement plus une démo technique que des films à proprement parler (je ne vise personne mais on s’est tous très bien compris..). Sans déconner, revoyez la grosse scène d’attaque du T-Rex, c’est à la fois une grosse performance technique et une scène de cinéma incroyable, convoquant l’horreur, le thriller et la comédie en l’espace de quelques minutes.
Donc, si on peut facilement expliquer le succès du film par son incroyable réussite technique, et la présence de gros dinosaures plus vrais que nature qui auront ravis toute une génération d’enfants et d’adolescents, il serait pourtant injuste de ne réduire le film et son succès qu’à ça.
Jurassic Park se comporte comme une suite spirituelle des Dents de la Mer. A ceci près que celui-ci se passe sur la terre ferme, et que la menace n’est plus un requin dans l’immensité de la mer, mais des dinosaures reclus sur une île. Là où Spielberg utilisait le requin comme un ennemi naturel, redoutable et invisible, il fait des dinosaures une menace bien plus empathique et artificielle à la fois. Le parallèle entre les deux films est assez intéressant, Spielberg prenant quasiment à chaque fois le contre-pied de l’autre. Dans Les Dents de la Mer, l’être humain est victime de la menace, alors que dans Jurassic Park, l’humain empiète sur l’habitat naturel des dinosaures, ceux-ci se trouvant presque en position de self défense. De plus, convoquer ici la créature qu’est le dinosaure permet de ramener toute la mythologie qu’il transporte naturellement avec lui. Et tout l’intérêt du réalisateur sera de confronter une créature antique au monde moderne, jouant sur une dualité ancien monde / nouveau monde. C’est en effet bien plus intéressant d’intégrer un raptor dans une cuisine ou un T-Rex à côté d’une jeep, permettant ainsi l'introduction d’un passé de 60 millions d’années dans un contexte contemporain. Et par la même occasion, permettant à Spielberg de rendre un hommage appuyé à King Kong, qui fait partie de ses chefs d'œuvres personnels.
Partant ensuite de ces jeux de dualité, il pose alors son questionnement sur le pouvoir de la création. Si l’on prend l’exemple du raptor chassant Lex, la petite-fille de Hammond, dans la cuisine, on remarque que le plan explicite clairement sa création artificielle par les hommes, son corps étant entièrement et littéralement recouvert de ligne de code. Et pourtant, sa place de dominant dans la scène suggère plutôt que la créature échappe totalement au contrôle de l’homme, ramenant ainsi, en un plan, à tout l’aspect survival du film.
Le parc agit ici comme le rêve de création de John Hammond, un rêve enfantin, bien mis en valeur par les deux enfants que nous suivons tout au long du film, et par l’interprétation de Richard Attenborough. Sous ses traits juvéniles, John Hammond rêvait enfant de rencontrer les dinosaures, et s’est payé le luxe de voir ce rêve exister une fois riche. A travers ce personnage clé, on ne peut s’empêcher d’y voir Spielberg lui même questionnant sa propre cinématographie, faite de rêve et d’une inéluctable conscience de la disparition d’un pan de son art, qu’il aurait, malgré lui, provoqué dès 1975 avec Les Dents de la Mer.
Le dernier aspect absolument fascinant dans Jurassic Park, c’est ce rapport qu’il entretient à l’image cinématographique. Le film est jalonné, du début à la fin d’un double discours entre ce qu’il montre et ce qu’il est. Le parc d'attractions, symbole même du divertissement, présenté ici restera définitivement fermé, transformant, à l’inverse le film le présentant en un immense spectacle et peut-être le blockbuster ultime. La technologie mise en œuvre pour réaliser le film se substitue à la technologie utilisée pour redonner vie aux dinosaures et convoque le merveilleux dans une séquence d’anthologie, qui fonctionne toujours aussi bien des années après. Spielberg joue sur le suspense en présentant des images poussant le spectateur à observer, à déchiffrer des indices pour atteindre la révélation. Les personnages se lèvent successivement dans la jeep pour élever la caméra, ils enlèvent l’un après l’autre leurs lunettes pour appréhender ce qu’ils voient (geste convoquant tout le merveilleux Spielbergien de la découverte), et lors du contre-champ, la révélation emporte tout sur son passage. La musique de John Williams, les dinosaures prenant vie et le regroupement total entre nature, technologie et miraculeux dans un équilibre parfait.
Et le film est rempli de cette dualité. Tout le prologue joue déjà sur la frustration d’un spectateur qui vient voir des dinosaures, pour ensuite présenter la dite créature comme un fossile déterré lors de fouilles archéologiques. Image ô combien symbolique ramenant directement au logo même du film. Le dinosaure fossilisé devient par la suite une image numérique sur un écran d’ordinateur, permettant ainsi à Spielberg d’introduire le rapport que les créatures entretiendront à la technologie. Chaque image du métrage est donc bercée par ce double regard cher à son réalisateur, faisant de Jurassic Park une œuvre cinématographique totale.
Passé le choc de la découverte et le simple apparat d’un (immense) divertissement dont il semble faire preuve, Jurassic Park se révèle être un film d’une densité rare. Œuvre matricielle à mes yeux, qui trouvera un écho 20 ans plus tard en la présence d’Avatar, il représente peut-être ce que je considère comme étant la définition même de ce qu’est le cinéma. Tapant dans le mille dans chaque moment clé, naviguant à merveille entre différents genres, et proposant un discours passionnant sur la bascule technologique de l’époque dans laquelle il sort, il n’en reste pas moins d’une efficacité rare et un spectacle absolument universel pour toutes les générations.
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Créée
le 1 nov. 2021
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