Spielberg est un grand enfant. Ce qu'il prend patiemment le temps de construire, son rêve éveillé de dinosaures miraculeusement ressuscités, il va ensuite prendre un malin plaisir à le détruire, comme un gamin qui se prend pour Dieu et qui a le pouvoir d'imposer sur son monde imaginaire ses pulsions destructrices.


Cette recette, presque miraculeuse, il la reprendra plusieurs fois dans ses films, jusqu'au récent Ready Player One, où là aussi il prend le temps d'introduire son monde merveilleux avant d'en révéler les facettes les plus sombres. Mais c'est avec Jurassic Park qu'il frôle la perfection dans la mise en scène de son rêve, et dans sa méticuleuse destruction. S'il prend le temps d'exposer son parc féérique, c'est pour mieux le rendre cauchemardesque.


Le ton est donné dès les premières secondes, un raptor, dont on ne voit rien, ou presque, dévore un des gardiens du parc. Premier avertissement. Second avertissement : rencontre entre deux personnages méchants jusqu'au bout des ongles, à la limite de la caricature. Troisième avertissement : Alan Grant, un archéo-paléontologue décrit à un gamin mal poli la terrible bête, sa capacité à éviscérer ses victimes et à les dévorer vivantes. Comme dans Les Dents de la mer, Spielberg introduit lentement mais sûrement ses monstres, suggérant plus que ne montrant, travaillant l'imaginaire du spectateur.


Mais on va vite oublier les avertissements du réalisateur. Comme Hammond, le milliardaire mégalomane et propriétaire du parc, nous sommes des gamins naïfs, fascinés de voir se mouvoir ces bêtes sortis d'outre tombe. A grand renfort de musique, magistralement composée par le maestro John Williams, de scènes cultes, remplies d'humour et de tendresse, on découvre émerveillé le parc que tout gamin s'est rêvé un jour de voir, le zoo ultime, la réserve naturelle absolue où les girafes sont des brachiosaures, et les lions des T-Rex. Tout est aussi parfaitement millimétré qu'une journée à Disneyland. C'est le rêve capitaliste abouti : "j'ai dépensé sans compter" affirme Hammond. C'est aussi un peu le rêve américain. En témoigne cette scène où l'avocat des actionnaires de Hammond, caricature du petit homme de loi peureux et sans envergure ni scrupule, entre dans une mine d'ambre, comme on entrerait dans une mine d'or et contemple les fragments d'ambre, source du succès annoncé du parc.


On pénètre donc dans Jurassic Park par des personnages qui comme nous le découvrent. Chacun aura sa réaction, les deux paléontologues tombent des nues, éberlués par la prouesse, le mathématicien, incarné par un excellent, comme à son habitude, Jeff Goldblum, campe le scepticisme du scientifique qui n'aime pas qu'on joue à être Dieu. L'avocat voit la possibilité d'une fortune infinie, les petits enfants de Hammond, capricieux et adorables tout à la fois achèvent de convaincre le spectateur que ce monde est fabuleux. A grand renfort de scènes marquantes, d'introductions aux dinosaures, on est happé. Même si Spielberg par le biais du mathématicien ou de la violence des prédateurs nous avertit. On a déjà oublié.


Puis tout dérape, à la faveur d'un enchainement de circonstances désastreuses. Le T-rex s'évade, les Raptors partent à la chasse. Le film passe du rêve au cauchemar et les séquences épiques se succèdent, parfois avec humour (Spielberg tue l'avocat stupide et cupide dans des toilettes) parfois par une mise en scène macabre, où l'ombre des Raptors plane comme une menace notamment avec une scène d'anthologie dans les cuisines du parc, comme si les dinosaures allaient passer à table. Le climat aussi se déchaine, passant d'un ciel bleu et clément à une tempête tropicale, signe d'une colère divine. Bien sûr, comme dans une attraction géante, que ce film est, il y a des accalmies, des moments de pause, cette scène notamment où Grant et les petits enfants de Hammond se réveillent en haut d'un arbre, observant le ballet des brachiosaures.


Mais le ton est donné. On ne peut être Dieu et jouer impunément avec la nature. La science, au coeur du film, montre ses limites. Le clonage, la manipulation génétique et bien entendu la cupidité sont des leurres dangereux. Alors, Spielberg nous livre la morale de sa vaste fable des dinosaures : seuls des comportements héroïques et une modestie par rapport à la nature, modestie incarnée par Grant, détestant les ordinateurs et la technologie, et adulant la biologie, peuvent sauver du désastre. Les enfants, capricieux, deviennent courageux. Grant, qui incarne l'adulte détestant les enfants, finit par s'occuper d'eux. Chacun a sa chance de prouver sa véritable valeur, une fois les artifices tombés. Les dinosaures punissent les plus orgueilleux : les personnages les plus vils et caricaturaux finissent dévorés. Seul Hammond, responsable du désastre, échappe à la mort, mais paye sa mégalomanie en perdant son parc à jamais.


Restent les dinosaures, sur leur île, débarrassés de la folie des hommes. Le T-Rex domine le monde, devient le nouveau super-prédateur. Spielberg a transformé son rêve de môme en cauchemar avant de trouver un équilibre. Son ambition était de ressusciter les dinosaures, les ramener à la vie à l'écran, par une prouesse technologique à l'époque, une époque qui est l'âge d'or du cinéma grand spectacle hollywoodien. Il a réussi merveilleusement. Comme un avertissement à lui-même et à ses propres caprices d'enfant, il écorne un peu son rêve, du moins il montre que ce n'est pas sans conséquences. Il n'en demeure pas moins que son film parvient à distiller le merveilleux et l'épouvante à merveille. Parfois, ivre de naïveté, comme un enfant, Spielberg filme les dinosaures comme on filmerait des chats dans un salon ou des tigres dans la jungle. Mais ses personnages, que sont les dinosaures, lui échappent totalement. Il leur a donné une réalité, toute numérique ou animatronique - dans une mise en abîme de son propre processus créatif, puisqu'on voit les coulisses du parc comme on verrait les coulisses du film, mais à la fin ils prennent possession de leur île comme s'ils échappaient à leur créateur.


Spielberg est un véritable réalisateur, et peut-être plus encore un créateur. Son film est une machine à rêver, en somme une illustration du cinéma. Il campe des personnages efficaces, caricaturaux parfois, mais marquants, propose des scènes mythiques, servies par une musique culte, les effets spéciaux ont à peine vieilli. Les personnages sont surtout des scientifiques, des intellos en avant, ce n'est pas si courant. On trouve même des personnages féminins féministes, une est débrouillarde et courageuse, l'autre geek et spécialisée dans l'informatique. Même les femmes ici ont le droit à un traitement un peu plus subtil. Exit les militaires manichéens ici, place à des personnages nuancés, ce que les épisodes suivants auront du mal à reproduire. Bien entendu, une des critiques habituelles de Spielberg, c'est l'argent. Si l'argent fait le rêve, sa quête permanente l'annihile. La cupidité et l'orgueil finissent par tout détruire. La nature aussi, est mise en avant : si on joue à en perturber le cours de l'existence, elle se vengera, d'une façon ou d'une autre.


Sous le regard triste de Hammond qui peine à renoncer à son rêve, on regarde les stands de jouets et de souvenir à l'effigie du parc, presque nostalgique, espérant quelque part qu'un tel parc existe, qu'importent les risques. Ce film est un modèle de blockbuster, de divertissement et illustre tout l'art du cinéaste. Le parc d'attraction et le film de Spielberg sont le pendant en images réelles de Walt Disney car c'est de cela qu'il s'agit, Spielberg est le Walt Disney des temps modernes, l'éternel enfant, figure qu'il admire et filme à l'envi dans presque tous ses films, qui ne cesse d'émerveiller tous les autres.

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le 19 sept. 2013

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Tom_Ab

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