Féérie du chaos
Dans la galaxie en triste expansion du blockbuster, il est recommandable de revenir de temps à autre aux fondamentaux : pour savourer, et comprendre à quel point le savoir-faire en terme de cinéma...
le 12 janv. 2018
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Les paléontologues Alan Grant (Sam Neill) et Ellie Sattler (Laura Dern) se voient proposer par un milliardaire… Oui bon, vous croyez vraiment que je vais vous faire l’injure de résumer ce film ?
On hésite entre deux questions au moment de commencer cette critique :
- Que serait Jurassic Park sans Steven Spielberg ?
- Que serait Steven Spielberg sans Jurassic Park ?
Deux questions purement rhétoriques, bien évidemment, puisque leur réponse est contenue dans l’énoncé même de la question, et surtout dans l’hésitation susmentionnée. Bien sûr, il reste encore beaucoup de choses au crédit de Spielberg si l’on enlève Jurassic Park de sa carrière, mais il apparaîtrait alors sans doute bien plus incomplet que si on lui enlevait la plupart de ses autres films. Quand on y pense, ses précédents films collaient tous aux credo d’un Lean (Empire du soleil), d'un Curtiz (Indiana Jones), d’un Hitchcock (Les Dents de la mer ou Minority Report), d’un Kubrick (Rencontres du troisième type et/ou A.I. Intelligence artificielle), ou même d’un Disney (E.T. l’extraterrestre), même si, bien évidemment, Spielberg leur apportait à chaque fois une touche très personnelle. A quel credo appartient alors Jurassic Park, sinon à un credo proprement spielbergien ?
En effet, s’il est un film qui résume à merveille toute l’essence du cinéma de Spielberg, Jurassic Park est un bon concurrent au titre.
Commençons déjà par rendre à César ce qui est à César en rappelant que le chef-d’œuvre existait dès avant la création du film puisqu’il s’appuie sur un roman absolument brillant du génial auteur Michael Crichton, dont – on l’espère – l’œuvre visionnaire n’est plus à présenter, et qui mérite d’être un peu plus connu que comme l’homme qui aurait (les fans inconditionnels de McTiernan me pardonneront-ils ce conditionnel ?) saboté l’adaptation de son roman Les Mangeurs de mort par John McTiernan (avec Le 13e Guerrier).
Quel qu’ait été l’homme (pour ma part, il a toujours eu ma sympathie), l’auteur a su incarner mille et une facettes de la science-fiction, du voyage dans le temps (incroyable Prisonniers du temps, mal adapté par Richard Donner à l’écran) au terrorisme écologiste (Etat d’urgence, un pamphlet captivant) en passant par les menaces high-tech (La Proie, roman liquéfiant dont il est inconcevable que personne n’ait encore songé à l’adapter à l’écran), sans oublier les virus et autres entités spatiales (La Variété Andromède, adaptée par Robert Wise, ou Sphère, moyennement bien adaptée par Barry Levinson) ou les thrillers hospitaliers (Extrême urgence, adapté par le grand Blake Edwards lui-même).
Bref, l’influence de l’homme n’est plus à démontrer, et le nombre de grands réalisateurs ayant défilé à la barre d’adaptations de ses romans suffit à prouver le génie de l’auteur, et l’étonnante aura du géniteur inspiré de Westworld. Il est essentiel de noter l’importance de ce Jules Verne du XXe siècle, qui adapte ici son propre roman, tant le film entier porte sa marque.
Ainsi donc, Jurassic Park puise sa force exactement à l’endroit qui causera quelques années plus tard la perte du 13e Guerrier : dans la collaboration, ici fructueuse, entre deux artistes visionnaires qui surent être à l’écoute l’un de l’autre. Un chef-d’œuvre en engendrant un autre, on notera d’ailleurs pour la petite histoire que c’est d’une discussion entre Crichton et Spielberg que naquit une série qui ferait son petit bonhomme de chemin par la suite : Urgences…
C’est ce qui impressionne le plus, dans le film de Spielberg : l’alchimie totale qui s’y déploie. Une alchimie très forte entre son scénariste et son réalisateur, mais qui se retrouve à bien d’autres niveaux.
Il convient donc d'abord de manifester son admiration totale devant un scénario qui se révèle une merveille d’équilibre narratif. Avec l’aide de David Koepp, Michael Crichton réussit à alléger considérablement la matière narrative du roman tout en conservant ce qui en faisait l’essence profonde. Bien des passages ont été ôtés du roman pour raisons pratiques, et pourtant, tout est là. L’écriture des personnages, dont on sait qu’elle peut parfois être rudimentaire chez Spielberg, est ici particulièrement soignée. Simple mais pas simpliste, cette écriture parvient à brosser en peu de mots, mais par le biais de dialogues incroyables, les traits de caractère bien marqués de personnages savamment brossés, et de ce fait, rendus instantanément attachants.
Sans doute le casting y est-il aussi pour quelque chose, tant Sam Neill, Laura Dern, Jeff Goldblum et Richard Attenborough semblent tout droits sortis du roman (malgré certaines différences avec leurs prédécesseurs de papier). L’identification des acteurs aux personnages est absolue, et permet d’entraîner une autre identification, non moins essentielle : celle du spectateur aux personnages. On comprend les motivations de chacun, on les suit dans leurs péripéties parce qu’on les aime, parce qu’on est avec eux et que, autant qu’eux, on veut s’en sortir.
Il faut dire que la barre a été placée très haut au niveau des moyens engagés pour nous embarquer à fond dans l’aventure. Il sera difficile de laisser la place à chacun des artistes investis dans le projet au cours des paragraphes qui suivront, tout comme il est difficile de savoir par lequel commencer, mais chacun a fourni un travail extraordinaire, expliquant à merveille le résultat hallucinant qu'il nous est donné de voir à l'écran.
Encore une fois, tout est une question d’alchimie. La magnifique photographie de Dean Cundey l’est d’autant plus qu’elle profite d’un montage exceptionnel d’un grand fidèle du cinéaste : l’immense et trop méconnu Michael Kahn. Rarement un montage avait trouvé une telle efficacité, même chez Spielberg. L’enchaînement des plans confère à chacun d’entre eux une force hors du commun, créant une forme de suspense presque inédite jusqu’alors. L’épouvante est là, mais mêlée à une foule d’autres sentiments, le plus beau étant lorsque Spielberg s’autorise à faire de l’humour au cœur du tragique (étonnante scène de la mort de Dennis Nedry où l’on rit autant qu’on stresse… et Dieu sait qu’on stresse à ce moment !).
Un autre grand génie, c’est Stan Winston. Grand patron des effets spéciaux à l’époque, ses animatroniques projettent le film dans une toute autre dimension qui, si elle n’est pas exactement la réalité, s’en rapproche de manière effarante. Sa collaboration fructueuse avec les équipes d’Industrial Light & Magic permet de nous offrir des effets spéciaux remarquables qui, quoique légèrement voyants par moments aujourd’hui, ont très peu vieilli. L’immersion est garantie totale !
Du côté du son, Gary Rydstrom a fait un beau travail, particulièrement au niveau des cris de dinosaures, improbables mélanges de cris d’animaux réels (il est assez amusant – mais franchement impossible – de reconstituer les animaux à l’origine de chacun des cris).
Mais quand on pense à l’aspect sonore, c’est bien évidemment John Williams qui nous vient en tête. A mon introduction, égarée déjà bien loin ci-dessus, j'aurais pu ajouter une question : que serait Spielberg sans Williams ? Et de fait, compositeur emblématique dont chaque bande-originale est un trésor d’harmonie, il nous propose ici une de ses compositions les plus magistrales. Le disciple de Holst et Prokoviev dépasse régulièrement ses maîtres, notamment dans le thème principal du film, devenu un symbole de ralliement pour des générations entières de fans. La magnificence des cuivres alterne avec la douceur du piano ou la sourde menace de chœurs en demi-teinte pour créer une atmosphère toute particulière, et rappeler l’importance capitale de la musique, la vraie, dans le cinéma.
Beaucoup de compositeurs auraient sans doute su apposer leur patte sur le film de Spielberg, mais avec John Williams, le réalisateur peut compter sur son fidèle ami pour renforcer l’immersion totale de Jurassic Park, et surtout, au-delà de cela, l’entraîner vers les sommets de la beauté. Jurassic Park n’est ainsi pas uniquement un blockbuster efficace, il se situe mille lieues au-dessus, parmi ces films intemporels, véritables anges gardiens du cinéma, qui sont là pour nous rappeler la puissance de cet art qui, pour être le septième, n’en est pas moins un des plus grands.
C’est bien là toute l’essence du film, dont la scène la plus importante est sans aucun doute ce puissant monologue de John Hammond (formidable Richard Attenborough) face à Ellie Sattler dans le restaurant du parc. Il faudrait en décortiquer chaque phrase, tant cette tirade est dense. Lorsque Hammond retrace tout son parcours, du faux cirque de puces au vrai parc à dinosaures, il est difficile de ne pas voir Steven Spielberg s’exprimer lui-même (d’autant que les lunettes et la barbe blanche d’Attenborough peuvent le rapprocher légèrement du réalisateur).
Se dégage alors d’un discours apparemment basique une ode extraordinaire au pouvoir de l’illusion, et finalement, au cinéma lui-même. Ce discours, c’est celui d’un homme qui trouve comment faire rêver les gens à partir de rien, et décide de tout faire pour concrétiser leurs rêves et illuminer leurs yeux comme jamais personne n’a pu le faire.
Ce discours, c’est celui d’un homme qui a non seulement compris le pouvoir de l’illusion, mais qui a compris comment l’utiliser afin de parvenir à ses fins, et émerveiller le monde entier.
Ce discours n’est pas seulement celui de John Hammond ou celui de Michael Crichton, il est avant tout celui, très personnel, de Steven Spielberg, éternel magicien qui, avec une caméra et des moyens de plus en plus colossaux, mais une modestie toujours plus grande, sut rester fidèle à son idéal, cet idéal même qui, un beau jour de 1895, permit de créer le plus noble des arts : faire rêver.
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le 17 mai 2021
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