Steven Soderbergh est l'exemple-type de réalisateur dont l'immense talent (en témoigne ses premiers films) s'est peu à peu dilué dans le tout-Hollywood pour offrir en fin de carrière quantité de péloches sans âmes dont la plus grande qualité résidait essentiellement dans leur casting de stars.
Ainsi, avant de prendre un virage radical en initiant sa trilogie pailletée et vaine via Ocean's eleven et se lier d'amitié avec George Clooney entre autres jusqu'à le coacher quand celui-ci s'essaiera pour la première fois à la réalisation (Confessions d'un homme dangereux), Soderbergh aura aligné dans sa jeune carrière une série de films plus ou moins reconnus mais à la qualité indéniable. De scripts aux intrigues finalement minimalistes mais aux déroulements complexes tant leurs récits non linéaires entremêlaient adroitement passé et présent (Soderbergh a contribué avec le Reservoir dogs de Tarantino au retour de la narration non-linéaire alors que le procédé était tombé en désuétude au début des 90's), Soderbergh transcendait ses trames via un style inimitable et une mise en scène aussi sublime qu'audacieuse pour son époque (alternance des clartés diverses pour souligner les lieux et les époques, cadres serrés sur les protagonistes, séquences en caméra portée...).
Ce qui aura finalement fait du tort au Soderbergh des débuts, c'est de voir son talent passé au second plan derrière celui de Tarantino et des frères Coen.
Après s'être fait modestement remarquer en remportant la Palme d'or à Cannes grâce à Sexe, mensonges et vidéos, il aura sublimé une simple histoire de père vengeant la mort de sa fille dans L'Anglais (The Limey), flirté avec adresse entre romantisme et comédie dans son polar Hors d'atteinte, fait un portrait de femme-courage et intègre imposant sa malice, son charme et sa gouaille pour dénoncer un scandale écologique dans Erin Brokovitch, dressé un état des lieux froids et sans concessions de l'enfer de la drogue en opposant tour à tour les points de vues de drogués, de leurs parents, de flics et de trafiquants (Traffic). Ce n'est qu'avec Ocean's eleven qu'il se fera véritablement un nom auprès du grand public. Paradoxalement c'est en donnant à ce film deux suites peu mémorables, qu'il sera classé irrévocablement parmi les anciens futurs grands cinéastes. Et ce n'est pas un biopic bancal sur le Che ou un film de science-fiction intimiste et claustro un rien contemplatif qui viendront changer la donne.
En 1991, après son succès cannois, Soderbergh s'attèle à ce qui restera son film le plus méconnu à ce jour Kafka. Contrairement à ce que laisse entendre son titre, ce petit film n'a rien d'un biopic consacré à l'auteur du roman Le Procès, même s'il prend effectivement un Kafka pour protagoniste (mais dont le prénom nous est inconnu durant tout le film). Le métrage serait plutôt à classé parmi les curiosités filmiques, plongeant le célèbre auteur, alors juste aspirant écrivain, dans un monde noir et fantasmé, propre à lui donner toute l'inspiration dont il aura besoin pour bâtir son oeuvre.
Il convient de dresser un portrait rapide du véritable écrivain et de la singularité de son oeuvre. Kafka était un jeune tchèque de confession juive, vivant à Prague, clerc de notaire le jour, qui n'écrivait que pour se divertir et ne destinait ses textes qu'à lui-même et à ses proches. Dénonçant l'absurdité de la condition de l'homme moderne se débattant dans une administration dont il ne comprend rien des rouages, ses héros sont des victimes plus ou moins passives, croulant sous le poids d'une culpabilité inhérente à leur condition d'être humain et découvrant peu à peu qu'ils n'ont plus le contrôle de leur destinée (et ne l'ont peut-être jamais eu). Ainsi de Gregor Samsa à Joseph K. en passant par le dénommé K, tous sont victimes d'une situation qui leur échappe tant elle est grotesque et paradoxalement admise par leur environnement. Au final, c'est l'absurdité de l'existence et son caractère inextricable que Kafka se sera employé à dénoncer tout du long de son oeuvre. Devant la pertinence et le génie de ses textes (et selon la légende), son meilleur ami Max Brod alla à l'encontre des dernières volontés de Kafka qui lorsqu'il mourut précocement de la tuberculose était de détruire tous ses manuscrits. Brod prit sur lui d'aller à l'encontre du testament de Kafka et de diffuser l'oeuvre de son ami (du moins ce que Kafka n'avait pas brûlé de son vivant) en réorganisant notamment les chapitres du Procès et en assurant à Kafka la reconnaissance posthume de son immense talent.
Dans le film, Kafka, écrivain la nuit, est un modeste et anonyme employé d'assurance le jour, dont le bureau en jouxte des dizaines d'autres dans une immense salle bondée où lui seul remarque l'absence de son plus proche collègue et ami. S'interrogeant sur le fait que tout le monde ignore où il peut se trouver, Kafka finit par découvrir qu'il a été assassiné dans une venelle la veille pour d'obscures raisons. S'évertuant à découvrir la vérité, il mène une enquête au cours de laquelle il croisera la route d'un groupuscule anarchiste s'opposant aux mystérieuses expériences menées dans le sinistre château qui domine la ville.
Ne cherchez pas un quelconque réalisme dans le film de Soderbergh. Celui-ci s'appréhende plutôt comme un exercice de style, une oeuvre expressionniste entre comique absurde et fantastique horrifique.
Filmé dans un sublime noir et blanc retranscrivant l'intemporalité du récit et sa dissonance avec la véritable histoire de l'auteur, jusqu'à coloriser audacieusement la pellicule dans son dernier acte, ponctué d'une multitude de références à ses oeuvres plus ou moins célèbres dont l'une des moindres reste le fameux et sinistre château surplombant la ville et où l'auteur finit par pénétrer (à la différence de son homologue romanesque), Kafka est une oeuvre curieuse à plus d'un titre. Plongeant peu à peu dans un surréalisme inquiétant et mystérieux, l'intrigue mélange allègrement les genres et les esthétiques pour offrir un spectacle tout à fait singulier voire inclassable.
Le spectateur s'amusera alors à noter les références à l'oeuvre de l'écrivain (un clin d'oeil à La Métamorphose au travers d'une réplique, les jumeaux espions et stupides renvoyant à leurs doubles littéraires du roman Le Château, l'oeil évidemment, la fascination pour les femmes et une conclusion sous forme ouverte de Lettre au père) mais aussi au cinéma expressionniste.
C'est ainsi Le Cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene qui est cité plusieurs fois dans le film et dès son ouverture, ainsi que le Docteur Mabuse, tout comme le personnage incarné par Ian Holm (et rappelant furieusement le personnage de Klamm dans Le Château) emprunte le nom de Murnau en référence au célèbre cinéaste.
On peut évidemment reprocher au film de Soderbergh de se contenter de diluer les références dans un scénario parfois confus et sans réelle ligne directrice.
L'intrigue est référentielle certes mais pas toujours assez révérencieuse, son tort principal étant justement de plonger son dernier acte dans un fantastique outrancier totalement à côté de la plaque tant l'oeuvre et l'univers de l'auteur dont le film est sensé s'inspirer en sont quasiment dénués.
Le film baigne en outre lors de son dernier acte dans une atmosphère propre à l'oeuvre de Terry Gilliam, faisant écho à son cultissime Brazil. Mais quand on sait que l'oeuvre de Kafka fut l'une des influences majeures pour le chef d'oeuvre de Gilliam en plus de 1984 d'Orwell, on ne peut reprocher au film d'en reproduire certains aspects.
Pourtant Soderbergh ne perd jamais de vue le propos principal et les thématiques récurrentes de l'écrivain. A savoir l'absurdité de la condition humaine broyé par un système administratif complexe et déshumanisé.
Le choix de faire d'un semblant de Kafka lui-même le protagoniste de cette oeuvre originale ne sert en fait qu'à concilier la vie et l'oeuvre de l'auteur avec l'expérience absurde de ses homologues littéraires (K, Joseph K). Une sorte de parallèle entre la réalité et la fiction. Tout aussi fascinantes, absurdes et singulières soient ses histoires, il a bien fallu que Kafka en ait eu les idées. Ce n'est donc pas faire de tort à l'écrivain que de le plonger dans un univers tout aussi étrange que ses écrits.
Sans être un chef d'oeuvre pour autant, Kafka est une perle à découvrir (ou à redécouvrir), réalisé par un Soderbergh encore à ses débuts, lorsque ses ambitions artistiques et un rien auteurisantes laissaient transparaître un talent indéniable pour transcender ses récits par son sens remarquable de la mise en scène. Porté par le score lancinant de Cliff Martinez et l'interprétation habitée du cadet des Gruber, l'immense Jeremy Irons, aux côtés des légendaires Ian Holm et Alec Guiness entre autres, le spectacle mérite le coup d'oeil des admirateurs de l'écrivain comme de ceux moins nombreux de Soderbergh.
Ils finiront même par se demander si ce dernier osera traiter son héros... "comme un chien !".