Cette mousse rose bonbon qui s’échappe de l’étage supérieur pour couler le long du mur du fond, c’est à la fois l’expression sans cesse répétée – et minutée – de l’hérédité et son enchantement par la fiction et le cinéma, une substance qui se diffuse du haut vers le bas, tel un liquide vital, mais que la réalisatrice choisit de transformer en matière instable et évanescente, à l’image des tribulations physiques et sentimentales de son personnage principal, la jeune Old Dolio. Et l’étrangeté tonale et rythmique de Kajillionaire tient, en réalité, à l’étrangeté de la famille en tant qu’unité indépassable et carcérale puisqu’elle garde captive la fille, la forçant à partager des valeurs qu’elle n’a pas choisies et qu’elle incarne en elle, sur elle. Voilà donc un film sur l’hérédité, sur la transmission et la bizarrerie congénitale de toute famille, que Miranda July investit par le biais de l’extraordinaire de l’ordinaire : une simple danse se mue en déchaînement de forces, un cambriolage en veillée mortuaire et réflexion sur l’existence aussi frontale que touchante.
Ce faisant, la réalisatrice interroge l’authenticité de la famille américaine en opposant deux antimodèles entre lesquels louvoient Old Dolio et Melanie : la consommation de masse d’une part, le refus de cette consommation de masse d’autre part, qui n’est en fin de compte que son double masqué puisqu’en étroite dépendance avec celle-ci. Authenticité mise à l’épreuve de l’amour naissant qui menace d’enlever l’enfant à ses parents, de rejouer ce déplacement de l’abdomen vers le sein maternel, soit une renaissance par l’autre qui a lieu sur le sol d’une station-service. Qu’ils soient drôles, attachants, exaspérants ou détestables, les parents restent des inconnus liés par deux, des escrocs lancés dans une perpétuelle arnaque ; et le spectateur assiste à ces défilades, à ces carnavals d’identités empruntées dans un état de fascination et d’inquiétude mêlées, conscient d’être lui-même étranger à ses parents parce que suffisamment différent d’eux, mais en même temps intimement lié à eux.
Miranda July réussit à incarner la complexité de ce sevrage que constituent l’amour et l’éveil à la sexualité, compose une œuvre tout à la fois libérée des règles du drame familial conventionnel et lancée dans une trajectoire d’initiation qu’un langoureux baiser devant les caisses d’un magasin pulvérisera en autant d’étoiles filées sur le tissu noir d’une galaxie. Porté par une remarquable partition musicale signée Emile Mosseri qui enveloppe chaque séquence d’une nappe d’onirisme, Kajillionaire bouscule, secoue, plonge personnages et spectateurs dans une zone de turbulences dont nous ressortons émus, presque bouleversés.