En 1980, Ramon Saldias, un film autoproduit à son actif (El Camino Dorado, 1979), découvre son premier film d’arts martiaux de seconde zone en provenance de Hong Kong. Quand soudain, ça fait tilt. « Bien rigolo ces chinoiseries, et si je faisais un film de karaté moi aussi ? Parce qu’il ne faut pas grand-chose pour faire un film de karaté ». C’est ce qu’a dû se dire ce roublard de Saldias voyant là le moyen de se faire du pognon tant ces films étaient assez populaires à l’époque en Espagne. Sauf que voilà, il n’a pas de sous, il n’a pas d’artistes martiaux à portée de main, il n’y connait rien en arts martiaux, et pire encore, il est en Espagne, et Hong Kong c’est loin. Bon, il n’a pas de talent non plus, mais c’est accessoire ça. Qu’à cela ne tienne, « je vais quand même le faire » s’est-il sans doute dit. Et il l’a fait. Parce qu’un Espagnol d’origine basque qui a une idée en tête et une sacrée paire de cojones, ça ose tout, même l’impensable : tourner un film d’arts martiaux en Espagne et déguiser ça tant bien que mal en film HKg histoire de surfer sur la vague. Ça sort en 1981, et ça s’appelle Karate Contra Mafia même ! Autant vous le dire tout de suite, le résultat est on ne peut plus improbable.


C’est simple, ici, rien ne va, à commencer par l’idée de départ. Déjà, comment faire croire qu’on est à Hong Kong alors que le tournage a lieu aux îles Canaries, plus particulièrement à Las Palmas. Eh bien c’est très facile. Sur le port, on va filmer en gros plan le seul bateau de marins chinois parce qu’il y a des idéogrammes dessus. Les marins regardent la caméra en se demandant ce qu’on fout ? Pas grave, ils sont chinois, ça fera illusion. Ramon Saldias est un malin et les subterfuges plus ou moins grossiers à base de gros clichés vont être nombreux. On colle de fausses plaques d’immatriculation commençant par « HK » sur des Toyota ou des Honda parce que c’est une marque asiatique (japonaise et pas chinoise mais OSEF). Dans le bureau de la Police, aussi grand qu’un placard à balais, on accroche au mur un drapeau anglais ainsi que la photo de la reine Elizabeth II. Hop, ils y verront que du feu. On colle quelques chapeaux de bambous à des figurants histoire de faire illusion. On écrit en gros Hong Kong en début de générique en mettant un tiret entre Hong et Kong parce qu’on croit qu’il en faut un alors qu’en fait il n’en faut pas. On crée un générique en chinois (les idéogrammes veulent-ils seulement dire quelque chose ?) et on met en dessous des noms inventés à consonance asiatique, le nom du réalisateur Saldias devenant pour le coup Sah-Di-A parce que phonétiquement c’est presque pareil, en mettant des tirets partout parce qu’on a aucune idée de comment se construit un nom / prénom en Chine. On prend soin de filmer les quelques rares pancartes en chinois sur les lieux et de tourner devant le seul restaurant chinois du coin parce qu’on a que ça sous la main. On met « Karate » dans le titre parce que le karaté c’est des arts martiaux mais sans se rendre compte que le karaté c’est japonais et que c’est Kung Fu contra Mafia que ça aurait dû s’appeler. Il faut quand même saluer les efforts de Ramon Saldias pour essayer de vaguement nous faire croire à la chose. Mais ce n’est pas fini et le bougre a plus d’un tour dans son sac…


Pour faire un film d’arts martiaux chinois, c’est bien si on a des artistes martiaux, et c’est mieux s’ils sont chinois. Ou du moins asiatiques. Mais ça non plus, ça n’a pas arrêté Saldias. Alors des acteurs asiatiques, il y en a, oui. Il a sans doute dû ratisser l’île et proposer à tous les asiatiques qu’il croisait en les persuadant de venir jouer dans son film, dans des rôles plus ou moins importants, parfois pour de la simple figuration. Il semblerait même qu’il en ait filmé à la sauvage, juste pour des plans furtifs, sans leur autorisation. Il paraitrait même également que certains n’aient même pas été payés, déjà contents d’être dans un film. Bon, le problème, c’est que tous ces tourist… euh ces acteurs recrutés dans la rue, ben c’est pas des artistes martiaux. Qu’à cela ne tienne, Saldias n’est pas à ça près. Pour son héros, Lai Chao, il va faire appel à un espagnol qui tient une école de Taekwendo, Agustin Denis. Il ne ressemble pas à un asiatique ? Pas grave, il est brun, on lui fait une coupe au bol, et emballé c’est pesé. Qu’un spécialiste d’un art martial coréen joue dans un film qui se veut chinois portant le nom d’un art martial japonais dans le titre ne semble gêner absolument personne. Bon, et ce héros Lai Chao, il lui faut des mecs qui savent se battre contre qui se mettre joyeusement sur la gueule. Simple, Agustin Denis fait venir quelques-uns de ses élèves. Comment ça ils ne sont pas asiatiques eux-non plus !?! Bah mettez leur des cagoules, on n’est plus à ça près. Attends attends, dans tout bon film d’arts martiaux qui se respecte (et parce qu’il devait y en avoir un dans le seul film que Saldias avait vu), il faut un vieux maitre chinois à barbe qui va balancer des phrases philosophiques parce que c’est ce que les vieux maitres barbus font. Facile ça, on colle une fausse moustache et un faux bouc à un mec, on lui dit « plisse les yeux et surtout, ait l’air très très constipé ». Voilà, on a le vieux maitre. Oui, il ne faut pas grand-chose pour faire un film chinois espagnol sans le sou.


Le pire dans tout ça, c’est que de l’aveu même du réalisateur, il y croyait à son film, il y croyait. Mais en salles, ce fut une catastrophe. Étonnant non ? Depuis, le film avait disparu, à part une sortie VHS très discrète en Espagne. Oublié. Enfin, jusqu’à ce que CineCutre, le Nanarland espagnol, mette la main sur la seule copie 35mm existante dans le sous-sol d’un laboratoire à Tenerife et s’associe à Vinegar Syndrome afin de le numériser et le restaurer en 4K dans l’optique d’en faire un blu-ray, qui arrivera chez nous grâce à Nanarland et Pulse Video. Parce qu’il faut que ce joyau perdu reste visible, il le faut tant c’est de l’or en barres pour les amateurs de nanars et autres bobines bis. Comme je disais tout à l’heure, rien ne va dans Karate contra Mafia. C’est filmé à la zob, sans aucune connaissance des codes cinématographiques, par un mec qui s’est dit qu’il voulait faire du cinéma mais qui n’y connaissait strictement rien. Le montage ? Pareil, à la zob, par des techniciens qui soit n’y connaissaient rien, soit n’en avaient rien à battre. Quand on n’a pas assez de durée de film, on utilise la technique Duracell, avec des plans qui durent longtemps, trèèèèèèès longtemps comme lorsque le méchant fuit et qu’on le fait descendre des escaliers et crapahuter pendant 3 bonnes minutes, puis qu’on lui fait prendre un petit avion dont on filme le décollage sans aucune coupe. Quand on n’a pas assez de plans pour les combats, on demande aux acteurs de faire des gestes approximatifs en gros plan face à la caméra et le monteur se démerdera pour les intégrer quitte à ce que le décor derrière ne corresponde pas. Ah les combats…. Un grand moment là aussi. A l’exception de quelques plans, ils semblent complètement improvisés sur le moment. Agustín Denis devait dire à ses élèves « Allez les gars, comme à l’entrainement ! » et histoire de les reconnaitre, la cagoule de chacun était d’une couleur différente. Comme ils viennent du taekwendo, ils balancent essentiellement des coups de pieds et comme il ne faudrait pas non plus se faire mal, les coups passent tous à 30cm. On n’est pas loin du « air combat ». Et lorsqu’ils se touchent réellement, ça tient plus de l’accident. Ils sont nombreux, parfois interminables avec les sbires les plus résistants du monde, et sincèrement, ils sont parfois hilarants. Entre les mecs en fond qui attendent leur tour ou qui improvisent des choses histoire qu’on ait l’impression qu’ils font quelque chose, le rendu général qui fait parfois bagarre de récréation au primaire, les « cascades » et autres « sauts » qui se veulent épiques mais qui sont ridicules, ou encore le héros qui parfois singe Bruce Lee, c’est hilarant de nullité. Et je ne vous parle même pas du non jeu abyssal des acteurs qui ne sont de toute façon pas acteurs à la base, des trois décors et demi vaguement maquillés asiatiques, et de scènes hautement improbables (quand il se cache dans la voiture ; la prostituée) qui font de ce Karate contra Mafia une œuvre absolument unique.


Quand un espagnol roublard sans talent réalise avec les moyens du bord aux Iles Canaries un film d’arts martiaux qu’il tente de grimer en film d’exploitation de Hong Kong, ça donne Karate Contra Mafia, une petite pépite assez hallucinante à très haut potentiel nanar.


Critique originale avec images et anecdotes : https://www.darksidereviews.com/film-karate-contra-mafia-de-ramon-saldias-1981/

cherycok
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le 22 août 2024

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