Même si les deux films aspirent à des thématiques et à des développements sensiblement différents, Karla peut rappeler, dans la rigueur des portraits et dans le justesse du ton, un autre excellent film centré sur les problématiques liées à l'enseignement, à ses exigences et à ses contradictions : L'Ombre d'un homme (The Browning Version en V.O.). Plus d'une décennie les sépare et les contextes géopolitiques n'ont littéralement rien à voir : d'un côté, l'Allemagne côté RDA toujours en reconstruction morale 20 ans après la Seconde Guerre mondiale et le spectre du totalitarisme toujours présent ; de l'autre, une approche beaucoup plus intellectuelle, presque théorique, mais non dénuée d'émotions, avec tout la finesse et la délicatesse qu'on peut attribuer au charme britannique. Il n'empêche : les deux films proposent, en empruntant des chemins bien différents, de très beaux regards sur les dilemmes de l'enseignement et sur le questionnement de son intégrité.
La Karla du titre est une jeune enseignante tout juste diplômée, dans le cadre de l'Allemagne de l'Est des années 60, confrontée pour la première fois à une classe. Elle déborde d'enthousiasme pour enseigner la pensée critique à ses élèves, mais son idéalisme se retrouvera très vite annihilé par la rigidité idéologique de l'établissement et par l'incompréhension générale que sa méthode suscite dans un premier temps. La fonction première du système semble consacrée à la modération des ardeurs des individus les plus téméraires, en encourageant à des degrés divers l'enseignement des thèses et des programmes officiels.
Karla pourrait être symbolisé par (voire résumé à) son mouvement de va-et-vient entre deux pôles, deux désirs intrinsèques : l'émancipation et la normalisation. La professeure éponyme incarne avec autant de tendresse que de conviction une nouvelle vague, une nouvelle génération d'Allemands (de l'Est, encore une fois) désireux de penser par eux-même, en dehors d'un certain carcan idéologique. Mais le refus d'alignement à la norme et le désir criant d'indépendance intellectuelle n'ont guère de place dans la société décrite ici presque par allégorie, dans un établissement scolaire. Le comportement de Karla, dans sa philosophie éducative comme dans ses fréquentations (Kaspar, notamment, un journaliste opposé à la censure soviétique), la contraindra dans un premier temps à la résignation. Pire : comble de l'ironie, cette résignation, constitutive d'une forme de soumission tout à fait consciente, sera récompensée quelques mois plus tard par l'administration. Mais la cérémonie englobant cette récompense, censée consacrer le fait que Karla soit rentrée dans le rang, suscite de manière paradoxale un électrochoc salvateur : elle se réveillera d'une sorte de léthargie psychique en réalisant sa compromission et ses nombreux renoncements.
Un réveil qui lui coûtera cher, et un combat contre l'hypocrisie inculquée de manière implicite à l'école voué à l'échec. Le directeur se justifie d'ailleurs à ce sujet, en insistant sur le fait que cette supposée hypocrisie ne figure dans aucun programme. Il profite ainsi du fait que les enfants ne peuvent pas mettre les mots sur cette situation et exploite le trait commun des élèves soumis voulant "bien faire". Cela donne lieu à une séquence marquante de remise de dissertations sur le thème "Que m'a apporté l'école", étalage absolu d'hypocrisie plus ou moins volontaire : "on m'a appris la franchise", "le directeur m'a toujours soutenu", "on m'a aidé à corriger mon manque de clarté idéologique", etc. La logique de la compromission commence ici : plus je loue l'école, plus l'école me louera en retour. Devant cette absence manifeste de sincérité, Karla a essayé d'éveiller l'envie, le courage, et le besoin de donner son véritable avis avant de revenir sur tout cela : elle est revenue sur l'envie en évitant d'aborder les problèmes délicats, sur le courage en récompensant ceux qui répètent bêtement des thèses, et sur le besoin de s'exprimer en les gavant de contenu de programme. Le constat est amer, la remise en question tragique : Karla ira même jusqu'à comparer ses élèves à des volailles engraissées avant l'examen, devenues incapables de voler par leurs propres moyens.
On n'a aucun mal à comprendre pourquoi le film (pourtant produit par la DEFA, le studio d'État de la RDA), mettant en scène l'exercice du libre arbitre et de la liberté d'opinion et raillant allègrement la rigidité d'une idéologie bien identifiée, fut pendant longtemps interdit dans son pays. Karla est pourtant le portrait croisé d'un lieu (une école), d'une époque (les années 60 en Allemagne de l'Est), et d'une galerie de personnages (élèves, enseignants, directeur et inspecteur) qui brille par sa finesse et sa pertinence. Tout ce petit monde évolue de manière extrêmement naturelle sans faire l'impasse sur les implications intellectuelles des différentes postures, et de manière extrêmement sensée sans s'enfoncer dans les affres des représentations archétypales ou programmatiques. La complexité de l'univers et de l'état d'esprit de la protagoniste est retranscrite simplement, avec vitalité, au creux d'un parcours idéologique passionnant, balisé par les contraintes d'un totalitarisme en embuscade, d'un côté, et de l'autre par un désir d'émancipation et d’insoumission inextinguible.
Film disponible sur le site d'Arte jusqu'en mai 2018 : https://www.arte.tv/fr/videos/067895-005-A/karla/
http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Karla-de-Hermann-Zschoche-1965