Parmi les séries documentaires consacrées à l’architecture, Architectures (Richard Copans, Stan Neumann), fait très certainement figure de modèle, à tout le moins au sein de l’ensemble des espaces francophones et germanophones dans lesquels Arte la diffuse depuis 1996. Le regard y est principalement contemplatif, d’une contemplation qui fait entendre l’origine grecque du mot : theoria. Cette modalité du regard n’est pas sans charrier quelqu’ambigüité qui achoppe au devenir des civilisations et cultures. La theoria du philosophe grec antique, dont on trouve peut-être les développements théoriques les plus aboutis chez Aristote, ne s’épuise nullement dans ce qu’on appelle aujourd’hui le plus communément « théorie », et que l’on opposerait à « pratique ». Il s’agit au contraire d’un long travail qui engage l’homme entier lorsqu’il cherche à mener sa vie sous la conduite de l’esprit. En d’autres termes, l’activité dite « théorétique » est affaire de conversion de soi, de mode de vie. À l’inverse, la theoria contemporaine fait résolument entendre le travail du savant en chambre, oeuvrant dans un univers que l’on qualifie volontiers d’abstrait, c’est-à-dire globalement coupé de tout ce qui se dit à hauteur d’homme. Comme si la théorie n’était qu’un corpus de savoirs morts qui ne nous concernent pas (ne concernent pas « nous », c’est-à-dire la formation de « sujets » singuliers), qui se racontent sur le mode abstrait d’un langage répétant autrement (dans le meilleur des cas) le monde concret. Quelque part entre ces deux extrémités qui composent l’ambigüité du mode contemplatif, le coeur gros de la Grèce antique et le corps immergé dans l’actualité folle du contemporain, Copans et Neumann chantent les noces du Beau et de l’intelligible, du Beau comme objet de connaissance, du Beau comme se révélant peut-être même en tant que travail de la connaissance. Ils mettent ainsi la pédagogie au service de la conversion d’un regard, un regard dès lors à même de percevoir en contemplation, dans l’union de la Beauté et du savoir. On sait que les mathématiciens, les plus platoniciens d’entre nous aujourd’hui, disent encore qu’il existe de « beaux problèmes », de « belles démonstrations »…
Comme souvent, les modèles appellent tant l’admiration que la subversion. La série Living Architectures, lancée par Ila Bêka et Louise Lemoine il y a une dizaine d’années, témoigne très certainement de ce double rapport, mais se pose également comme le pendant complémentaire à la série de Copans et Neumann. Il s’agit d’un « ensemble de films qui essayent de développer une manière de regarder l’architecture qui tourne le dos à la tendance actuelle consistant à idéaliser la représentation de notre héritage architectural. » À l’inverse de la tendance contemplative, toujours menacée de prendre le chemin d’un idéalisme morbide — celui que l’on trouve dans l’expression du sens commun : « idéaliser » —, qui pourrait mener à considérer le bâtiment comme une oeuvre achevée et auto-suffisante (cet objet pour le savoir mort) que la pédagogie permettrait alors seulement de rejoindre par la construction d’un regard contemplatif, Bêka et Lemoine insistent sur l’ouverture fondamentale des bâtiments à tout ce qui les traverse : dans la série Living architectures, il n’y a d’oeuvres qu’habitées, et parfois même hantées. Il s’agit, en d’autres termes, ceux de Louise Lemoine, d’envisager « des bâtiments iconiques sous une forme vivante.» Geste de barbare civilisé qui, sans méconnaître le concept traditionnel de l’oeuvre d’art qui emprunte vaguement à l’antique modèle contemplatif, le subvertit pour autant quelque peu en réinvestissant l’oeuvre inerte par le vivant qui l’habite ou la hante, en « rencontrant alors les choses humaines qui sont aux aguets dans le vestibule du temple. » Aujourd’hui riche de 16 films, réalisés sur près de dix ans, la série offre bien des vies à l’architecture. Récemment acquise par le MoMa, c’est l’occasion pour nous d’en revoir l’oeuvre initiale, intitulée Koolhaas Houselife. Peut-être encore méconnue du public cinéphile, elle ne demande pourtant qu’à sortir des circuits toujours trop confidentiels des universitaires et érudits, toujours trop intimidants des musées et de l’art vidéo.
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