Si vous devez cligner des yeux, faites-le maintenant. Cette phrase, répétée en début de chaque histoire, ou plutôt de chacun des recommencements d’une seule et même légende, est évidemment à prendre comme un programme des ambitions hors normes du film.
Après cinq ans de travail, réalisé en stop motion, Kubo est un gigantesque défi technique d’animation, dont chaque seconde est le fruit d’un artisanat colossal. On attend avec impatience le making of, dont le générique de fin livre quelques secondes, pour mesurer l’ampleur de la tâche.
Le résultat est à la hauteur, sur tous les plans. Visuellement, le film est époustouflant, à la fois par les tableaux qu’il dévoile et la réalisation qu’il met à leur service. L’une des premières séquences, le spectacle d’origami au marché, parvient à réactiver chez l’adulte ou l’enfant blasés par le déluge de 3D numérique, un véritable enchantement. Toutes les séquences jouant de l’art du pliage (celle des oiseaux, par exemple) sont aussi inventives qu’exaltantes, et emportent l’adhésion dès le départ. S’y ajoute un travail sur le mouvement de caméra qui en dit long sur les ambitions de sortir le film d’animation, et particulièrement en stop motion, de ses limites habituelles : zoom arrière vers un plan d’ensemble vertigineux comme dans la présentation du rocher sur lequel habite Kubo au début, travelling sur grue sur le mat du bateau, le réalisateur Travis Knight ne ménage pas ses effets.
Certes, les enjeux d’une telle entreprise imposent de limiter les risques. Le film, sur certains plans, notamment les décors, tend à lisser son esthétique afin de rivaliser avec l’animation numérique, tout comme il joue un peu trop, dans sa dernière partie, d’un récit convenu alternant séances de combats sous forme de melting pot entre Tigre et Dragon, Kung Fu Panda et des emprunts visuels à Kill Bill ou V. pour Vendetta pour le masque des tantes.
Mais si les studios Laika jouent dans la cour des grands, c’est sans pour autant renoncer à leur savoir-faire ; toute une partie des enjeux de l’histoire traite de cette question : rester soi-même face au formatage de la légende, revendiquer sa petitesse pour donner corps, cœur et âme à des personnages. Car si l’animation enchante, le récit n’est pas en reste : à travers les mises en abyme, la légende originelle, impliquant samouraï et quête d’une armure, prend pas moins de trois forme : celle du souvenir raconté à Kubo, celle qu’il raconte lui-même dans son spectacle, et celle qu’il va vivre sur les traces d’un père aussi fantasmé que l’est ce Japon médiéval vu par des américains.
La question de la mémoire, de la transmission et des rites, de l’appartenance à une famille faite d’individus et non de mythes, irrigue toute l’évolution de la quête. La figure du père, tour à tour héros d’un temps révolu, origami ou insecte risible, centralise les multiples facettes de l’homme, sublime et grotesque, invincible et faillible, immortel et périssable. De ce point de vue, le titre original (Kubo and the two strings) est beaucoup plus fidèle à la véritable quête : celle de la vibration profonde de ce qui fait de nous des individus : la mémoire de nos ancêtres conjuguée à notre mélodie singulière.
Singularité esthétique, force technique et ambition philosophique : autant de qualités permettant à Kubo de rejoindre ces longs métrages d’animation qui viennent chambouler la donne ces derniers temps, de Anomalisa à La Tortue Rouge, en passant par Tout en haut du monde et Le garçon et la bête. Une kyrielle de bonnes nouvelles.
(8.5/10)