Kwaïdan - Introduction
Long mais excellent film à sketchs sur des histoires de fantômes japonais, Kwaïdan est un chef-d’œuvre de l'âge d'or du cinéma classique nippon.
L'ensemble est progressif et joue du registre du fantastique. On y voit des personnes tourmentées par des esprits venus de l'Au-Delà, le tout dans des décors sublimes et expressionnistes. Malgré ses gimmicks, le film mérite qu'on s'attarde sur chaque partie :
Les Cheveux Noirs
Un samouraï pauvre qui avait quitté sa femme pour épouser une autre plus riche, finit par être pris de remords et par retourner voir sa première épouse. Il est intéressant de voir l'état de délabrement de son premier foyer : il est recouvert par la végétation au début - le couple était protégé financièrement par un seigneur de guerre, le foyer était probablement entretenu par des serviteurs. À la mort du seigneur, les serviteurs ont dû être limogés faute de moyens et la maison s'est délabré.
Après une longue interlude montrant le samouraï hanté par le souvenir de sa première femme, celui-ci revient bien habillé et bien rasé à son premier foyer ; sa maison est en ruine, encore plus recouverte de fougères et aux portes fragiles.
Mais surprise : sa première femme est encore là comme aux premiers jours et l'a attendu patiemment, le jour et la nuit son retour comme dans cette chanson de Rina Ketty. Le samouraï est heureux car tout est comme dans son souvenir chaleureux et heureux. Il demande pardon pour ses fautes, sa femme est très indulgente, lui pardonne tout et accepte de rester avec lui "ne serait-ce. qu'une nuit". Le couple jure de ne plus se séparer et ils dorment ensemble...
...
Mais alors, où est le fantastique ou l'horreur là-dedans ? Patience, ça arrive ;
Après le réveil du samouraï, celui-ci est effrayé : sa chambre nuptiale, qui était restée aussi parfaite que dans ses souvenirs, est devenue une ruine en seulement une nuit. Le samouraï commence à comprendre et lui et nous prenons peur : il regarde sa femme...
...
Celle-ci est en fait morte depuis des années, il a couché avec un fantôme ! Vite, sortir d'ici ! Mais trop tard : dès la seconde où il a accepté de rattraper le temps perdu avec sa première femme, il se met à vieillir vite ; il perd ses cheveux, ses dents, sa peau devient blanche cadavérique et sa maison commence à ne devenir que ruines ou néant. Il ne reste alors plus que la chevelure noire de sa femme, qui continuera de le tourmenter jusqu'à sa mort...
Comme disait la bande-annonce du film au sujet de cette première partie :
Mais le passé va se venger du présent qui s'est repu d'illusions.
Les fantômes peuvent voler aux hommes le temps.
La Femme des Neiges
Rien à voir avec La Reine des Neiges et son ♫Libérée, délivrée♫. Cette histoire parle aussi d'une histoire d'amour/peur entre un esprit et un mortel.
L'histoire est introduite avec les périples de deux bûcherons marchant en forêt et encerclés par l'Hiver dans tous les sens du terme (la couleur joue aussi un grand rôle de symbolisme) :
Des yeux géants les fixent dans le ciel, ils semblent espionnés, encerclés, piégés. Le ciel est d'un bleu sombre, lovecraftien et inquiétant, symbolisant le froid et la mort. Ils se réfugient dans une cabane près d'un fleuve, mais aucun passeur (d'on le point d'accès est symbolisé par un drapeau rouge symbolisant la vie) à l'horizon.
Alors que les deux bûcherons se reposaient, le plus vieux d'entre eux est tué par le souffle glacial de la Femme des Neiges, vêtue de blanc (qui symbolise la Mort au Japon), maquillée de blanc et sans sourcils. Elle épargne le plus jeune, car le trouvant beau, et lui laisse la vie sauve à condition qu'il ne divulgue pas l'affaire à qui que ce soit (car comment pourrait-elle exister si personne ne la craint ou si on est au courant qu'un marché est possible avec elle ?)
Une fois l'Hiver passé, la végétation retrouve ses couleurs vertes et le ciel brille d'un rouge de vitalité et de passion (comme on le voit avec ce Soleil visiblement peint mais hautement symbolique). Minokichi (le jeune bûcheron de tout à l'heure) s'entiche très vite d'une jeune fille habillée de rose (Oyuki) qui voulait se rendre à Edo à la base.
Coup de foudre direct et garanti, Minokichi lui conseille plutôt de l'épouser à la place. Elle accepte tout de suite, s'installe avec lui chez sa mère, lui fait trois enfants, fait la fierté de sa belle-mère, de Minokichi et de tout le village.
C'est quand plusieurs années se passent qu'on commence à soupçonner quelque chose : Oyuki est habillée d'un bleu rappelant un peu le froid de la Femme des Neiges et elle n'est pas ridée, toujours rayonnante comme au premier jour. Même les villageoises trouvent ça étrange (sans jalousie, mais elles sont intriguées).
Ce qui s'ensuit est un peu prévisible mais plaisant :
On comprend vite que Oyuki n'est autre que la Femme des Neiges, on le comprend encore plus vite en voyant les dents noircies de la déesse hivernale, qui rappellent celles de la deuxième femme du protagoniste principale des Cheveux Noirs, et qui sont au Japon symboles de passage à l'âge adulte, de mariage ou de grossesse (pratique dite de l'Ohaguro). Ce qui signifierait qu'elle aurait jeté son dévolu sur Minokichi depuis le début (d'autant que des yeux rouges sont visibles aussi dans le ciel d'automne).
Minokichi pense simplement que son esprit lui joue des tours et raconte à Oyuki son histoire de Femme des Neiges sur le ton de la plaisanterie.
Sauf qu'Oyuki est bien la Femme des Neiges et lui reproche d'avoir rompu sa promesse, donc son mariage. Mais elle refuse de le tuer pour ne pas peiner les enfants. Elle redevient habillée de blanc mais éclairée d'un jaune (symbolisant la chaleur affective qu'elle voulait obtenir d'un être humain), et part dans l’œil céleste hivernal. Elle lui demande de veiller sur les enfants, autrement elle reviendra le tourmenter.
Minokichi comprend alors qu'il a gâché sa chance d'obtenir l'Amour parfait, parce qu'il a détruit la chance d'un être divin glacial d'obtenir un semblant d'humanité et de bonheur.
Les fantômes envient aux hommes leur chaleur.
Hoïchi sans oreilles
Cette histoire reprend un épisode historique célèbre : celle de la Bataille de Dan-no-ura (1185) qui opposa les clans Heiké et Genji, célèbre surtout pour la défaite des Heiké et pour le suicide de l'Impératrice-mère qui se noya avec l'enfant-empereur pour échapper à l'ennemi.
Cette bataille est aussi connu chez les historiens occidentaux et a même été illustré en albums chez nous. Le combat est bien représenté et la couleur joue encore un rôle important : Rouge pour les Heiké et le souvenir de la vitalité et du combat, blanc ou gris pour la Mort (apportée par les Genji au début), bleu pour la mer et le royaume de l'Au-delà.
Le protagoniste principal de cette histoire est Hoïchi, un conteur et chanteur aveugle. Les esprits des Heiké lui demandent de chanter leurs épopées.
Pour une fois, on a une histoire qui se termine plus ou moins bien :
Hoïchi chante et conte tellement bien que les fantômes des Heiké, d'abord froids et macabres (d'où la prédominance du gris et du bleu), deviennent quasiment vivants, plein de vitalité et de fougue (à un point que le ciel semble en feu car passionné)... avant de redevenir rouges mais cadavériques à cause du souvenir de la défaite.
Tout allait bien, jusqu'à ce que des prêtres bouddhistes (l'un joué par Takashi Shimura qui a joué dans Godzilla) s'inquiètent pour lui ; Hoïchi étant aveugle, il croyait jouer dans la cour de nobles, et non dans un cimetière froid et humide (d'où son propre teint grisâtre et maladif). Les prêtres le protègent avec des mots sacrés sur la majeure partie du corps... sauf les oreilles. Un spectre Heiké vient donc les lui arracher, ne pouvant ramener le conteur qui faisait revivre son clan.
Donc, pour une fois, c'est presque plus à cause des vivants que des morts si Hoïchi souffre, lui qui voulait seulement apaiser les esprits.
Mais ça finit assez bien pour lui : ses mésaventures font sa renommée, des nobles bien vivants lui rendent visites pour l'écouter et le couvrir d'or, lui et le temple bouddhiste où lui et les prêtres vivaient. Hoïchi et les prêtres sont persuadés que ces nobles et les autres qui viennent sont les esprits des Heiké ou d'autres fantômes.
Les fantômes veulent qu'on se souviennent d'eux pour exister.
Dans un bol de thé
Basé sur une histoire inachevée de 1899, elle-même narrant une mésaventure des années 1680, je pense que cet épisode aurait pû être mis plus tôt, Hoïchi sans oreilles pouvant mieux clore ce film.
L'histoire se commence avec le narrateur se demandant qu'est-ce qui pousse une histoire à être inachevée, l'histoire en question parlant d'un samouraï hanté par un fantôme s'abritant dans le reflet de l'eau dans son bol de thé.
Il faut savoir que le fantôme est apparu après que le samouraï a quitté un petit rituel tout ça pour se désaltérer, peut-être que le fantôme voulait le mettre en garde puis le punir de ce manque de respect. On n'en sait rien, ce n'est jamais explicité.
Quoi qu'il en soit, le samouraï en a marre et boit quand même l'eau dans son bol de thé, quand bien même le reflet de Shikibu Heinai (le nom du fantôme) est dedans. Le fantôme vient ensuite lui rendre visite, l'accusant de l'avoir offensé.
Un duel a lieu entre le samouraï et Shikibu Heinai le fantôme. Le samouraï semble gagner bien que le fantôme s'enfuit à travers les murs. Pourquoi dit-on qu'il a gagné ? Car plus tard, trois fantômes serviteurs de Shikibu Heinai vient lui faire savoir qu'il a blessé leur maître et que celui-ci reviendra se venger.
Personnellement, j'ai trouvé que c'était la partie la moins bonne du film de par son caractère "inachevé" et visuellement peu symbolique. Mais il ne baisse pas la qualité du film pour autant, surtout grâce à ces scènes ;
Le samouraï, refusant d'être hanté encore par Shikibu Heinai et ses sbires, décide d'attaquer ces derniers à coups de lance. Il semble arriver à les tuer... sauf que ce sont aussi des fantômes ! Le samouraï continue de se battre contre eux, contre leurs ombres et contre le vide. À un point où il en perd la raison.
L'histoire "s'achève" sur un retour en 1899 avec l'éditeur demandant où est passé l'auteur et pourquoi il est parti. Ce dernier lui a laissé une lettre disant qu'il ne trouve pas de fin satisfaisante et que le samouraï de 1679 a en fait bu l'âme de Shikibu Heinai.
Le film se termine sur l'éditeur s’enfuyant parce qu'il a compris où il voulait en venir et pourquoi l'auteur s'est enfui sans demander son reste ni terminer son histoire :
Dans la marmite de l'auteur, on voit un fantôme dans le reflet de l'eau. Probablement celui du samouraï de 1679. L'auteur a peut-être failli boire son âme et risquer d'être hanté pour l'éternité à son tour, d'où sa fuite.
Les fantômes peuvent voler aux hommes leur raison.
Kwaïdan - Conclusion
Un film progressif, expressionniste, fantastique et d'épouvante, ayant pour thème des fantômes tourmentant les vivants à tort ou à raison. On aimera la superbe utilisation des couleurs et son atmosphère. Les émotions dégagés par ce film sont très prenants (autant ceux des mortels que des esprits). Jamais des âmes tourmentées n'auront autant marqué le spectateur que dans Kwaïdan.