Avec L’Amour des hommes, Mehdi Ben Attia signe son 3e film en tant que réalisateur (le premier avec un personnage central féminin). S’il explique que « Amel, c’est moi » à la manière d’un Flaubert avec sa Madame Bovary, il n’est de doute qu’Amel est avant tout l’actrice qui l’interprète : Hafsia Herzi. Elle incarne avec force et sans manières un personnage féminin jamais cliché qui se libère du regard des hommes pour poser son propre regard sur le monde. Un projet passionnant au cœur de la Tunisie et une réflexion sur la liberté qui ne cesse de nous questionner.
Amel (Hafsia Herzi) se prend d’abord en photo dans des postures tantôt traditionnelles, tantôt provocatrices, même si pas assez d’après le père de son mari. C’est sur ces images, ces « clichés » de femmes que le film s’ouvre. Très vite, l’amour d’Amel meurt et le film s’émancipe de ces premières images. Alors qu’elle reste dans la maison de sa belle-famille, sa seule famille en réalité puisqu’elle est orpheline, Amel se met à photographier des hommes. Elle interroge la sensualité, l’érotisme, voire la sexualité dans ces images d’hommes de la rue, mais aussi d’amis et parfois d’amants qu’elle commence à prendre. Ce n’est alors plus elle qui est désirée, mais elle qui regarde les hommes poser, « s’offrir » à son œil. Quand on la rencontre, Amel paraît déjà libre et pourtant elle se libère tout au long du film, décide de ne rien subir, quitte à faire souffrir, s’émancipe en choisissant une voie artistique, un chemin. A son amant du moment qu’elle a pris en photo et avec lequel elle disserte rapidement sur le cliché de lui finalement retenu, elle parle sans faillir. Lui, qui s’était dit pudique, se révèle l’être, en ne voyant du cliché où il est nu que ses pieds. Pourtant, sur la photo, elle le dévore littéralement du regard, sans pour autant le rabaisser, lui voler ce corps qu’elle a interrogé le temps d’une séance. Et qu’elle pense aimer.
Ne me regarde pas
L’intérêt du film est donc cette inversion du regard. Ce n’est plus la femme que l’on désire, que l’on dévore, que l’on regarde, c’est l’homme. Mais cela est fait sans une inversion pure et simpliste. C’est à dire, qu’Amel, et à travers elle le réalisateur, ne pose pas sur les hommes un regard de même type que celui d’un homme sur les femmes. L’Amour des hommes propose comme un troisième regard, incertain, impulsif aussi, dégagé de la séduction, même si elle entre en jeu, bien qu’Amel la rejette. Au milieu de cela, le réalisateur filme également une Tunisie parcellaire, multiple, étrange et intense, baignée par la chaleur, l’immobilité aussi. Il n’y a qu’Amel qui semble être en mouvement dans cet espace immense comme laissé en friche. On pense notamment à Hedi, film post printemps arabe tunisien, sur une révolution nécessaire mais difficile à mener à son terme. Amel serait donc la sœur de cinéma d’Hedi, celle qui est aussi, au début du film, prise dans le désir des autres : elle est encore l’orpheline, la femme d’un mort, la belle-fille d’un homme ambigu. Mais peu à peu, Amel sort de ces attentes-là et se regarde aussi, elle se décide à se choisir un destin, quitte à s’éloigner de « l’amour des hommes » un moment, pour mieux y revenir ensuite, qui sait. Au final, L’Amour des hommes est une quête, parfois lente, noyée dans la moiteur d’une chaleur qui n’en finit jamais. C’est un film porté par une actrice singulière, absolument magnifique et qui sait détacher son personnage de toute psychologie facile. Amel devient fascinante sous ses traits, mais elle nous échappe aussi, un peu à l’image de la Lol V. Stein de Marguerite Duras, ou de ces mots de Mehdi Ben Attia : « On se libère. C’est un chemin. Une quête. Le film raconte cela. Le chemin de cette fille relativement peu aliénée mais qui est quand même, au début du film, la femme de, la belle-fille de… et qui, chemin faisant, se libère, se trouve elle-même ». Le tout au cœur d’un film étrange, car assez singulier dans sa forme, souvent porté par la grâce et dont le sujet est autant le regard, que le détournement de celui-ci et donc du nôtre en tant que spectateur.