Ceci étant plus une analyse qu'une critique, elle contient quelques spoilers.


En 1995, après avoir essuyé un tournage difficile et un bide fracassant avec Les Aventures d'un homme invisible, John Carpenter décide de revenir au cinéma plus modeste et à son genre de prédilection via un film à petit budget plus ambitieux qu'il n'y paraît et dont il n'a pas écrit lui-même le scénario.


L'histoire de L'Antre de la folie (In the mouth of madness en v.o.), imaginée et écrite par un certain Michael DeLuca (Judge Dredd), nous fait suivre les traces de John Trent (Sam Neill, excellent), un détective privé tout aussi fringuant que cynique. Spécialisé dans les fraudes aux assurances, il est contacté dans le plus grand secret par une importante maison d'édition. Sutter Cane, leur auteur vedette le plus vendu au monde et maître de la littérature horrifique, déclenchant des émeutes à chaque parution de ses livres, a mystérieusement disparu à quelques jours du délai de la date de sortie de son nouveau roman. Hélas, le manuscrit n'est jamais parvenu aux éditeurs, et c'est le pied au mur qu'ils convainc John Trent de retrouver la trace de l'écrivain. On lui adjoint pour cela et contre son gré, une attachée de presse, Lynda Styles (Julie Carmen), laquelle affirme pouvoir aider Trent dans son enquête.
D'abord réticent et soupçonnant un éventuel coup fourré pour favoriser un coup de pub éditorial en vue d'augmenter les tirages du roman à paraître, John Trent accepte et ses investigations le mènent très vite, lui et Lynda, à Hobb's end, une petite bourgade perdue au fin fond des Etats-Unis, dernier endroit où aurait été vu l'écrivain. Face à une succession d'événements troublants et irrationnels virant progressivement à l'horreur, le cynisme inaltérable de Trent va alors être mis à rude épreuve.


L'Antre de la folie débute par la fin, un flash-forward étrange où un John Trent encamisolé est interné de force dans un asile de fous, hurlant à qui veut l'entendre que la fin du monde est proche. Très vite il est pris en charge par un pragmatique psychiatre qui recueille les confidences du malade recroquevillé dans sa cellule dont il a noirci les murs par des inscriptions énigmatiques.
Son récit commence par cette affaire de disparition. John Trent y est montré comme un homme sûr de lui, élégant et profondément cynique vis-à-vis du monde, en plus d'être un détective efficace.
Dès lors qu'il accepte l'affaire Cane et qu'il débarque à Hobb's end, John Trent va peu à peu se confronter à une succession d'événements irrationnels tout en s'évertuant à y trouver une explication plausible allant jusqu'à suspecter une quelconque supercherie de grande envergure.
C'est d'abord l'attitude étrange des rares habitants du village qu'il soupçonne très vite de jouer la comédie tant leurs réactions et les événements qui en découlent semblent incroyables et grotesques. Puis cette inquiétante étrangeté glisse peu à peu vers des visions purement horrifiques et cauchemardesques durant lesquelles des créatures lovecraftiennes tout juste entraperçues semblent ramper parmi les ombres.
Mais là encore Trent bien qu'éprouvé par toute cette affaire s'accroche désespérément à une explication logique. Son scepticisme se fendille peu à peu jusqu'à voler en éclats lorsque la réalité elle-même se dégrade et qu'il se retrouve confronté au déphasage total de l'espace-temps. Et le seul qui semble détenir toutes les réponses à ce cauchemar est précisément celui qu'on l'a chargé de retrouver, Sutter Cane, cet écrivain énigmatique adulé à travers le monde entier mais redouté comme le démon par tous les habitants du patelin.


John Trent est un protagoniste à part dans la filmographie de Carpenter dans la mesure où cette fois c'est l'incrédule qui se retrouve seul contre tous, se bornant à sa seule vision des choses et dont les certitudes volent en éclats de manière moins brutales que les autres anti-héros carpenteriens. Car là où John Nada et le docteur Loomis clamaient haut et fort une vérité uniquement connue d'eux seuls quittes à passer pour des illuminés, Trent est de ceux qui ne croient que ce que ces yeux voient. Plus encore, il met constamment en doute les apparences et les attitudes, soupçonnant toujours une quelconque supercherie.
Cet esprit cartésien et indubitablement cynique favorise l'identification du spectateur au personnage et lui permet ainsi d'accepter plus facilement les situations que traverse Trent.


Outre une intrigue axée sur le déphasage progressif de la réalité et sur sa porosité avec le surnaturel, L'Antre de la folie mélange habilement les genres.
Très peu de référence au western cette fois-ci, comme en a souvent l'habitude Carpenter, mais le récit dont le Trent interné se fait le narrateur commence comme un authentique film noir de par l'allure impeccable du détective privé qu'il fût et de sa mise en présence d'une femme énigmatique et tentatrice en la personne de Lynda Styles.
Puis dès lors qu'il acceptera le dossier Cane, Trent va tout de suite en subir les répercussions, d'abord infimes via ce double jump scare lorsque Trent croit se réveiller d'un cauchemar pour subitement se rendre compte qu'il sommeille toujours et que le cauchemar continue.
Ce double cauchemar n'est qu'un prélude. Peu à peu son quotidien urbain va lui devenir plus oppressant, les gens se montrant plus instables et agressifs jusqu'à ce que finalement un fervent lecteur de Sutter Cane au regard halluciné l'agresse soudainement à la hache en plein jour dans un endroit bondé. Ce dernier événement sera le véritable premier pas du déphasage de la réalité telle que l'a conçu jusqu'alors le cynique détective, le début irrévocable de la mutation du réel en fantastique. Ce sera aussi pour Trent la meilleure raison de partir à Hobb's end pour tenter d'y retrouver cet écrivain dont l'oeuvre semble bel et bien influencer le comportement de ses lecteurs.
Il est intéressant de noter qu'encore là, Trent semble être le seul à ignorer tout de l'oeuvre de Cane et du phénomène qu'il représente, une scène au début du film le montrant chez lui en train de feuilleter dédaigneusement un de ces romans pour les besoins de l'enquête.


Hobb's end, où se déroule l'essentiel de l'intrigue, est un de ces villages fictifs, isolé du monde et replié sur lui-même. Les rares habitants du lieu sont soit vindicatifs soit trop affables pour être honnêtes, comme cette vieille dame tenancière d'une maison d'hôte dont Trent se rend compte qu'elle garde enchaîné son pauvre mari nu comme un ver sous le guichet de la réception. Un élément grotesque parmi tant d'autres et dont Lynda Styles en retrouve l'équivalent littéraire dans un des romans de Cane. Lynda va ainsi très vite croire à l'impossible et s'opposer au point de vue désespérément pragmatique de Trent.
Ce dernier résiste tant qu'il peut à croire à l'inconcevable et ce malgré toutes les horreurs dont regorgent la ville de Hobb's end qui n'est finalement qu'une autre de ces villes hantées propres au genre horrifique telles Dunwich, Innsmouth, Salem's lot ou encore Silent Hill.
John Carpenter voit dans ce cadre l'occasion rêvée de rendre hommage à l'indicible terreur chère au Maître de Providence, H.P. Lovecraft.
De brèves visions d'entités chtoniennes et tentaculaires grouillant au fond d'une cave ou s'agitant au milieu d'une serre vont sérieusement faire vaciller les certitudes jusque-là inébranlables du détective, d'autant que là aussi elles semblent directement issues de l'oeuvre écrite de Cane.
Quelques passages de ses romans sont ainsi prononcés par Lynda Styles pour mettre en parallèle la réalité éprouvée par les personnages et la fiction. Référentiels, ces courts extraits sont en fait des citations d'authentiques écrits de Lovecraft (en fait des descriptions légèrement remaniées issues de récits tels L'horreur de Dunwich ou Des rats dans les murs).


Déférent sans céder à l'hommage évident, le récit prend une tournure plus inattendue dans son dernier acte, John Carpenter se livrant alors à une véritable mise en abîme, questionnant notamment le rapport de l'auteur à son oeuvre et vice-versa.
L'oppression et la lutte contre le Mal, thèmes récurrents dans toute sa filmographie, prennent ici des allures plus personnelles qu'auparavant car l'oppresseur maléfique dans le récit de L'Antre de la folie n'est autre que l'auteur lui-même, à savoir Cane (et Carpenter). Dans ce sens, l'anti-héros John Trent ne diverge pas de ceux des autres films du cinéaste. Il est en effet le seul à résister coûte que coûte à l'oppresseur par son scepticisme acharné. La différence étant, comme je l'ai dit plus haut, que Trent (à l'inverse de Nada ou de Loomis) nie l'évidence surnaturelle.
Carpenter va aussi jusqu'à s'interroger sur la prédestination de l'individu-personnage dépendant de la seule volonté d'un "auteur" inaccessible.
Alors que la réalité se plie aux exigences de l'imagination diabolique d'un écrivain démiurge, et que celui-ci se prend à rêver d'apocalypse, John Trent, lui, croupi en toute sécurité dans une cellule sordide et capitonnée dans les tréfonds d'un asile d'aliéné.


Avec L'Antre de la folie, Carpenter concluait magistralement sa trilogie de l'apocalypse composée de The Thing et de Prince des ténèbres.
Combinant ses thématiques fétiches tout en y renouvelant son propos à travers une pertinente mise en abîme, le réalisateur signait indéniablement ici un de ses meilleurs films.
Tour à tour étrange, inquiétant, ironique et terrifiant, L'Antre de la folie se regarde toujours avec un réel plaisir, d'autant qu'il demeure encore à ce jour le meilleur hommage cinématographique à l'oeuvre du Maître de Providence, sans pour autant en être une adaptation directe. Un must du cinéma fantastique.

Buddy_Noone
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le 27 juin 2014

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Buddy_Noone

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