Il aura fallu cinq films et un parcours parfois cahoteux au niçois Bertrand Bonello pour arriver à maturité et livrer son long-métrage le plus abouti, où il aborde ses thèmes de prédilection tout en se débarrassant de la préciosité, de la cérébralité excessive et du surcroit théorique qui jusqu'alors parsemaient son œuvre, l'avant-dernier opus, De la guerre(2008), en ayant constitué l'exemple ultime et particulièrement indigeste.


Pourtant, on aurait pu craindre le pire, sachant que l'Apollonide - souvenirs de la maison close raconte la vie de quelques prostituées au cœur d'un établissement parisien réputé que les caméras ne quittent jamais, à l'exception d'un pique-nique champêtre au bord de l'eau. Situé au passage symbolique entre le 19ème et le 20ème siècle, le dernier film du réalisateur de Tiresia possède donc l'apparence parfaite du huis clos. Mais rarement les tentures, les toilettes soignées des prostituées, l'éclairage parcimonieux où la bougie constitue encore la pièce maîtresse n'ont paru aussi modernes, ou plus exactement détachés de leur temporalité. Bien sûr, le choix des musiques - en majeure partie composées par le cinéaste lui-même - et le vocabulaire employé par les comédiennes participent à l'impression d'être dans le contemporain. Mais la thématique de la relation emmêlée entre le mental et le charnel, si elle préside à toute la filmographie de Bertrand Bonello, n'est-elle pas également éternelle et universelle, ? En mettant en scène des jeunes femmes exerçant le métier dont l'adage populaire prétend qu'il est le plus vieux du monde, le cinéaste connait à l'évidence la portée de son sujet. Car celui qui aime à étudier les sociétés et les communautés - comme on en voyait dans De la guerre - se trouve en territoire connu dans l'univers hermétique, régi par des règles précises, qu'est indubitablement une maison close. l'aspect documentaire est à cet égard indéniable, : Bonello filme les prostituées dans l'intimité des préparatifs, la promiscuité des conversations légères au salon de réception, l'exercice de l'amour tarifé au cœur des chambres et des lits, le repos souvent partagé au lever du soleil.


La maison close, qui connait ici ses derniers feux, constitue le théâtre du fantasme qui prend corps et réalité par le biais de l'argent, vecteur de la puissance et du désir. Comme l'énonce un des clients, : " Je peux faire ce que je veux puisque je paye, ". Dès lors, on ne peut raisonnablement passer à côté de l'opposition séculaire entre domination masculine et soumission féminine. Derrière les ors, les parfums et les bijoux, les flots de champagne et les pipes d'opium, la relation sexuelle inscrite dans le pouvoir de l'homme et la sujétion de la prostituée finit par exister en révélant perversité et vices - le film délivrant des scènes au moins aussi insoutenables que celles de Salಠou les 120 journées de Sodome. Un des mérites du film est de montrer comment s'organisait la vie quotidienne d'une prostituée recrutée par la tenancière de la maison close. Parfois recommandée par des parents, désireuse d'émancipation et de liberté, elle ne comprenait pas, du fait de son jeune âge - on y rentrait vers seize ans - et de son inexpérience en quoi l'enfermement et la dépendance financière allaient se révéler un piège, dont la libération tenait au mieux dans le refuge de l'alcool et de la drogue, au pire dans l'exil vers les bordels les plus misérables, voire la maladie et la mort. Couverte de dettes qu'un client assidu et compassionnel pourrait éponger, la prostituée de la maison close, pour favorisée et protégée qu'elle paraîtrait, n'en demeure pas moins l'employée d'une maquerelle dépeinte en patronne faussement maternelle, mais âpre au gain et attentive à la marche de son affaire. Là aussi s'opère irrémédiablement le lien avec notre époque, : entendre parler de dettes, d'une ville (Paris) de plus en plus chère, de diminution de subventions et de personnel trouve obligatoirement un écho dans la situation économique actuelle.


Souvent accusé d'être un cinéaste cérébral, Bertrand Bonello prouve avec l'Apollonide toute la maîtrise de son art. Les différentes scènes sont autant de tableaux inspirés de Delacroix, Ingres ou Manet (pour le déjeuner sur les berges). La réussite incontestable du film passe aussi par son esthétique, sa recherche et son exigence formelles. À l'époque où le cinéma fait son apparition et le nouveau siècle démarre, le film autour de ses héroînes, solidaires mais solitaires, atteste de la fin d'un monde. Les dernières minutes - que l'on peut raisonnablement considérer comme superfétatoires - suffisent néanmoins à rappeler la dégradation d'une fonction que ni la fermeture des maisons closes au sortir de la Seconde Guerre mondiale ni les récentes lois censées la réguler n'ont endiguée. Sous l'influence des maîtres Pasolini et Cronenberg, Bertrand Bonello livre un film magistral et envoûtant, qui ne nous place jamais en voyeurs et évite les effets faciles et dévastateurs de la provocation. Accompagné par la musique blues et gospel, celle-là même qui conta et honora l'esclavage, bénéficiant d'une interprétation exceptionnelle, l'Apollonide - souvenirs de la maison close, , libre et sensuel, entre dans le cercle restreint des œuvres habitées et touchées par la grâce.

PatrickBraganti
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le 24 nov. 2015

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