L'Apollonide, souvenirs de la maison close par TheScreenAddict
« La chair est triste, hélas ! et j'ai lu tous les livres. / Fuir ! là-bas fuir ! » L'Apollonide de Bertrand Bonello pourrait être l'illustration parfaite des premiers vers de Brise marine, de Mallarmé. Splendeurs maladives et misères tragiques d'une maison close sur le déclin, à l'aube du XXème siècle. Nul horizon de liberté. La chair est triste. D'une tristesse infinie. D'une tristesse infiniment belle. L'Apollonide est un beau film, d'une splendeur perpétuelle, mais toujours douloureuse, toujours trompeuse. La beauté des images, loin d'offrir une quelconque évasion pour les yeux, se fait l'esclave d'une esthétique de l'enfermement. Fuir le bordel est un fantasme, le plus inconcevable de tous les désirs dans un univers où le désir est pourtant maître. Huis clos aussi oppressant qu'hypnotique, peuplé d'icônes féminines ensorcelantes, L'Apollonide dépasse d'emblée l'enjeu a priori documentaire de son scénario (montrer le quotidien d'une maison close) en empruntant dès sa première scène la voie d'un onirisme morbide. Grain volontaire, lumière éthérée, mouvements de caméra langoureux, couleurs envoûtantes, musique planante... Le cinéaste nous entraîne dans un rêve sombre et troublant.
Rêve de chair et de désirs, songe de mort, L'Apollonide se donne à voir comme un ballet de corps sublimes, d'une sensualité à la fois irrésistible et sordide. Paradoxe fascinant d'un film se déroulant dans un temple de la luxure sans jamais verser dans la vulgarité. Prêtant leurs corps et leurs caractères au raffinement d'une prostitution révolue, les actrices, magnifiques, se révèlent désarmantes de naturel, incarnant à la perfection la dualité qui habite la maison close : confrontation du jeu calculé, du spectacle du désir, et d'une coulisse où tombent les masques. C'est dans cette coulisse que L'Apollonide touche à la fois le sublime et ses limites : si l'agonie, mentale ou physique, de certaines filles parvient à nous toucher (maladies, mutilation, désespoir), la longueur effarante du dénouement et la froideur de la mise en scène nous écartent parfois de l'intrigue, nous laissent seuls sur le seuil du sérail. Mais Bertrand Bonello évite habilement la coquille vide grâce à l'intensité viscérale du jeu de ses actrices (direction admirable de tout le casting) et une poésie sordide, aux images osées, hautement troublantes. Quant au plan final, d'une laideur incommensurable mais assumée, il relance encore une fois le débat sur le statut de la prostitution en posant une question : et si c'était mieux avant ? Une seule certitude : la vision ambiguë que propose Bonello met ultimement en évidence l'étroite correspondance du sexe tarifé et de l'esprit d'une époque. Vision résolument pessimiste opposant le raffinement culturel du XXème siècle naissant et la vulgarité effrayante des mœurs de notre temps. Le plaisir contre la consommation. Glaçante amertume d'une belle fresque à l'entêtant parfum de mort.