Arche dérivant sur les flots de l'histoire et de l'art

23 décembre 2001.
C'est en cette journée que furent donnés, à 90 minutes d'intervalle, le clap de début et le clap de fin du tournage de L'Arche russe. Et Aleksandr Nikolaïevitch Sokourov entre dans l'histoire cinématographique.
Car L'Arche russe est le premier long métrage à être tourné en un seul et unique plan-séquence d'une heure et demie. Un plan qui nécessite des mois de répétitions et pas moins de vingt-deux assistants réalisateurs. Un immense défi technique donc.
Mais Sokourov est un trop grand cinéaste pour concevoir un film uniquement comme un défi technique. Le plan-séquence unique du film n'est pas une fin en soi, c'est un moyen. C'est un procédé cinématographique comme un autre qui permet à Sokourov d'atteindre son but.
Et quel est ce but ?
Parler de l'histoire de la Russie, de l'art, d'une réflexion sur la culture, sur le temps, etc.


L'Arche russe se base sur le dialogue improbable entre deux personnages qui ne peuvent pas se rencontrer en-dehors du cinéma. Le premier est un diplomate français du XIXème siècle (en l'occurrence Astolphe de Custine, auteur d'un livre à succès, La Russie en 1839, censé être la réponse à De la Démocratie en Amérique de Tocqueville). Le second est un observateur contemporain, un Russe de ce début de XXIème siècle (Sokourov lui-même ? En tout cas, c'est le cinéaste qui lui prête sa voix), qui restera invisible de tous (y compris des spectateurs), sauf de Custine lui-même. L'unique plan du film peut alors être perçu comme le regard de cet homme invisible, comme dans un procédé de caméra subjective.
Ces deux hommes vont se promener dans les couloirs du musée de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg, dont les pièces vont être conçues comme autant d'étapes dans un voyage dans le temps et dans l'art. L'Arche russe n'est pas un film historique, dans le sens que Sokourov ne fait pas de reconstitution de grands événements (à part la cérémonie d'excuses officielles de la Perse auprès du tsar Nicolas Ier après l'assassinat de diplomates russes en Perse). Le voyage n'est pas non plus chronologique : les différentes époques s'entremêlent, on passe sans transition de Catherine II au siège de Leningrad avant de revenir à Nicolas II. Il ne s'agit donc pas de faire un exposé sur l'histoire de la Russie depuis Pierre-le-Grand (début du XVIIIème siècle).
Justement, le choix de faire remonter les événements jusqu'au règne de Pierre Ier est significatif : plus qu'une histoire de la Russie en elle-même, c'est bien une évocation de Saint-Pétersbourg qui se déroule devant nos yeux, depuis la naissance de ce projet monumental qui consiste à bâtir une capitale impériale ex nihilo, là où il n'y avait que marais.
Saint-Pétersbourg, ville historique donc. Fondée en 1703, capitale depuis 1712, ville des arts, ville-martyr aussi avec les plus d'un million de victimes du siège tenu par la Wehrmacht : Sokourov entrelace subtilement les époques et les événements. Il suffit parfois de la simple présence de deux marins pour rappeler la Révolution d'Octobre, dont le coup d'envoi fut tiré depuis le croiseur Aurore.


Saint-Pétersbourg est donc aussi représentée par son côté artistique. Architecture, peinture, musique, littérature (nous croisons Pouchkine), et cinéma bien sûr. En cela, le choix de l'Ermitage pour tourner L'Arche russe prend tout son sens : ancien palais impérial devenu l'un des plus grands musées au monde, il représente à la fois le pouvoir politique, l'art et tient une place centrale dans l'histoire russe de ces trois derniers siècles.
La ville permet tout un questionnement sur la spécificité de la culture russe. Cette réflexion prend place dans le dialogue entre le diplomate français du passé et le narrateur russe du présent. Custine vient là avec toutes les idées de son temps sur la Russie : selon lui, Saint-Pétersbourg n'est pas une capitale « parce qu'une capitale, c'est une vieille ville, et pas une ville moderne construite sur des marais ». Mais surtout, la Russie n'aurait pas d'artistes dignes de ce nom, elle se contenterait d'imiter les œuvres d'art européennes avec des artistes de second ordre.
C'est une fois de plus la question de Saint-Pétersbourg qui se pose ici. La ville a été planifiée pour ressembler aux grandes capitales européennes. Dans nos déambulations le long des couloirs de l'Ermitage, nous assistons à une représentation de musique baroque à l'italienne, nous voyons des tableaux de maîtres hollandais ou des œuvres de style Empire. C'est toute la particularité de l'ancienne capitale impériale qui se déploie devant nous, ville tournée vers l'Europe qui va baser sa culture unique sur un dialogue entre Occident et Orient (le même dialogue que nous voyons à l'écran dans le film).


C'est sans doute l'Ermitage lui-même qui constitue cette Arche russe. Une arche qui dérive sur le flot du temps. Un navire coupé du monde extérieur : la Russie a toujours été représentée comme un pays coupé du monde, renfermé sur lui-même. Il faut voir, dans le film, cette scène qui se répète de nombreuses fois, lors de laquelle Custine est expulsé d'une pièce car il s'approche de trop près d'un pouvoir qui doit rester un domaine réservé, secret, interdit à toute personne étrangère aux cercles du pouvoir.
C'est dans cette notion du temps qui coule qu'il faut chercher la justification de ce long plan-séquence. Rien de mieux que ce plan unique, sans coupure, pour représenter la fluidité du temps, un temps qui certes stagne parfois, qui court à d'autres moments comme ces jeunes filles (dont la célèbre Anastasia) qui sautillent légèrement dans le couloir, un temps qui s’appesantit lors de moments officiels guindés, mais qui coule de façon inexorable. D'où la force symbolique de ce final, lors duquel tous les figurants, quelle que soit l'époque qu'ils représentent, constituent un immense flot humain qui s'écoule dans les escaliers monumentaux du bâtiment. Image forte qui clôt un film unique, réflexion sans précédent sur l'histoire, le temps, l'art, la culture, le dialogue des nations, etc. Pour ceux qui en douteraient encore, après Mère et fils et Moloch, avant Faust ou Le Soleil, L'Arche russe montre que Sokourov est un des cinéastes les plus fascinants actuellement, un artiste d'une ambition rare, aussi bien sur le plan technique que sur les sujets qu'il aborde dans ses films.

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le 12 mai 2019

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