Elève de Tarkovski et tout autant spécialiste du plan-séquence, Sokourov a voulu dépasser le maître. Pêché mignon. Ne nous voilons pas la face, si "L'Arche Russe" est aussi connu et distribué en Europe, c'est parce qu'il y a ce plan dont on parle comme d'un objet insolite du livre des records.
La question que je me suis posée au bout de dix minutes était la suivante : ce défi technique est-il justifié ou est-il une bêtise extasiante ? Autant dire qu'une fois ce doute énoncé, il y a fort à parier sur le devenir de cette critique.
Sokourov a l'intention d'exposer 400 ans d'Histoire Russe en un souffle dans le Palais de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg. C'est un peu comme si Gaspard Noé réalisait un parcours historique reliant François 1er à François Hollande au sein du château de Versailles. Le projet provoque l'enthousiasme partout où il passe et cela lui vaudra une nomination pour la palme d'Or en 2002 (hélas pour l'archiréac Sokourov, c'est la Sho-Sho, c'est le Ah-Ah, c'est la Shoah qui l'a). En effet, il aura fallu un effort de mise en scène, de décor pharaonique et une coordination de tous les instants. Il y a de quoi, pour moi aussi, d'être enthousiaste. Quel plus bel éloge au cinéma pouvait-on faire ? Mais comme je l'ai dit, juste à l'instant, une question m'est tombée sur le coin du nez et elle ne m'a pas quitté. Cette question ne dépend pas de moi.
Bien vite, on peut s'apercevoir des limites du projet : il faut trouver de quoi dynamiser la scène au travers de la subjectivité du narrateur et de quoi amener avec des nuances significatives les transitions, synonymes d'ellipses temporelles, plus ou moins symboliques d'un contexte social et politique. Il y a, pour dynamiser le plan-séquence, quelques astuces. L'une d'elles est l'hypersubjectivité du narrateur le rendant invisible et qui pourrait très bien être nous-même en train de rêver. Une autre astuce consiste au double point de vue narratif, une assistance qui vient compléter la subjectivité par sa critique, sa curiosité, parfois séductrice, acariâtre ou flegmatique ; c'est une sorte de marquis ancien diplomate d'une époque révolue qui apporte un fidèle lien conducteur, un dialogue constant. Il m'a fait penser à Malkovich et je suis certain que je ne suis pas le seul à le penser, mélange de flegme et de préciosité. Sans ce lien, la narration n'aurait pas tenu. La double narration crée alors un duo qui découvre l'Histoire Russe, l'un n'osant pas déranger l'Histoire qui sommeille, l'autre cherchant à comprendre et à découvrir. Jusque là, tout va bien. C'est même plutôt intelligent.
Pourtant, cela ne suffira pas à remporter mon humble adhésion puisque, compte tenu de l'énorme logistique, cela manque atrocement de naturel, de charme si ce n'est d'accessibilité.
L'accessibilité, c'est une chose mais l'accessibilité de l'Histoire en elle-même, c'est un autre souci de ce film. De quelle Histoire nous parle Sokourov, ce réalisateur des morceaux d'Histoire ? Encore une fois, il réduit l'Histoire à l'Histoire des dominants et à un tourisme sensé être pédagogique. Non, au lieu d'être objectif, Sokourov fait une nouvelle fois preuve de folie des grandeurs et d'une vision réactionnaire, véritable propagande fastueuse de l'empire tsariste (d'après vous, comment Sokourov l'a-t-il eu le Palais ? - c'est donc bien un "film de système").
L'Arche Russe me rappelle deux autres oeuvres dont l'une est bien plus réussie, moins connue, avec un budget moindre et tout aussi grande dans son projet : c'est le travail qui a été accompli sur "La Commune" par Peter Watkins. L'autre oeuvre est celle d'Ettore Scola qui a ambitionné de parcourir l'histoire du XXème siècle au travers de la danse dans son film "Le Bal".
Sur le papier, L'Arche Russe paraît hautement attractive mais son concept ne parvient pas à fouler le sol de la sincérité et de l'adaptation historique. Alors, ce que tout le monde décrivait comme être une prouesse technique, que le monde continuera de considérer pour cette distinction originale, paraît insolite ou ridicule car cette "prouesse" aurait très bien pu s'épargner de tout filmer en un "souffle".
Ce film fait l'effet du courant d'air qui part d'une bonne intention mais reste infécond pour le plus grand nombre. J'en accuse objectivement l'orientation historique et le manque de vulgarisation - ce qui est un comble dans l'univers du cinéma.