Heureuse, la riche : le royaume des gueux lui appartient.

Comment dire l’obscénité de la fracture sociale sans diluer son propos dans un regard panoramique ? En resserrant les enjeux sur une situation archétypale qui en concentrera tous les thèmes, le grotesque et la violence. La trouvaille est ici géniale : celle de la visite annuelle d’une richissime américaine (Bette Davis, monument de laideur décatie) qui passe le temps en jouant son argent avec les pauvres du quartier au bas de sa propriété. L’occasion de l’année pour eux de faire fortune, portée par les espoirs de toute la cohorte des miséreux qui les soutiennent avec un esprit revanchard sur la vieille qui y voit la simple occasion de conjurer l’ennui tout en confirmant cet axiome selon lequel les riches ne perdent jamais.
La vieille concentre à elle seule toutes les vanités et les faiblesses, toutes légitimes et déchirantes, de la populace qui entretient avec elle les mêmes rapports de fascination et de haine que l’on accorde au billet de loterie : il s’agir de payer l’espoir. Autour du couple de challengers, magnifiques de fragilité dans leur quête insensée, le cinéaste fait vibrer une communauté des mêmes attentes : enfants, prêtre, instituteur, prostituée, la galerie est croquée avec un sens du trait aussi juste qu’efficace.
Les dés sont pipés dès le départ : la vieille met à disposition la mise de départ des pauvres, et pourra à l’infini surenchérir jusqu’à ce qu’ils perdent d’avantage qu’au départ en s’endettant. Cette spirale infernale a beau être explicitée, tout le génie du film consiste à la mettre en scène par une opposition frontale entre deux comportements : d’un côté, les rêves fébriles de la populace, qui parle à n’en plus finir (notamment par le biais du téléphone du café qui distille régulièrement les nouvelles du jeu) et met en place des stratégies toutes plus vaines les unes que les autres, de l’autre le silence machiavélique de la milliardaire qui, semblable aux dieux des tragédies, s’amuse avec nonchalance de toute cette agitation.
Cruelle, cinglante, la fable accuse certains essoufflements dans les répétitions du récit (les parties qui recommencent, les attaques cardiaques de la vieille) qui peuvent certes être considérées comme volontaires par l’épuisement des espoirs vains. La mise en scène, assez audacieuse par instants, n’est pas toujours très convaincante, notamment par un abus des zooms et de mouvements brusques qui ne sont pas du meilleur effet.
Réserves somme toute mineures au regard de l’ensemble, d’une causticité rare et d’une lucidité affligeante sur la condition sociale.
Sergent_Pepper
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le 21 nov. 2014

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