Critique publiée originellement le 05/05/2015 sur Filmosphere.
L’ambiance habituelle des lumières qui s’éteignent dans la salle de projection laisse place à une lourde atmosphère. Premier plan. Les bottes de la Wehrmacht claquent sur les Champs-Élysées. Plus de quarante-cinq ans après la sortie du film, le coup de poing d’entrée de jeu, signé Jean-Pierre Melville, est toujours intact. La sinistre image réinstaure un contexte de trauma qui jamais ne s’échappera du spectateur de L’Armée des Ombres, et qui ne s’est probablement jamais échappé non plus depuis le premier visionnage. La ressortie en salle, en version restaurée, de l’un des chefs-d’œuvre définitifs du genre, est l’occasion parfaite de convier dans notre esprit, une fois de plus, ces mauvais souvenirs d’une jeunesse lointaine. Lointaine et pourtant tellement proche, tellement là, tellement palpable.
Apocalyptique. L’Armée des Ombres déploie un univers apocalyptique dans son premier acte, quelque part entre la province désolée d’un sombre western italien et un champ de bataille oublié où l’odeur des morts se respire encore. On repense aux images que l’on verra plus tard dans Malevil, autre œuvre visionnaire d’un cinéma de genre français qui s’est tût depuis. Mais cette ambiance, quelque part, on ne l’a jamais vue auparavant. Ici, nous ne sommes pas chez René Clément où la crainte est avant tout celle du Germain à l’uniforme vert-de-gris. Là, on craint le Français. On craint le bleu des gendarmes ou le cuir des collaborateurs. On craint des amis, on craint des inconnus, on craint des gamins. Jamais l’ambiance d’un territoire occupé en temps de guerre n’aura été retranscrite de la sorte, encore moins en France, encore moins à l’époque d’un cinéma parfois policé et tatillon sur son passé 1.
Et dans ce paysage abandonné, il faut s’imaginer, comme seules couleurs vives dans les images ternes photographiées par Pierre Lhomme (ayant par ailleurs activement participé à cette magnifique restauration), celles du drapeau tricolore qui flotte au-dessus d’un camp de prisonniers, enclos où la France a décidé d’enfermer son espoir. Et l’on se rend compte du vecteur unique qu’emprunte le film de Jean-Pierre Melville dans sa description du conflit : si l’on excepte le premier plan, il n’y a aucun Allemand dans toute l’exposition. Gerbier (Lino Ventura) fait mention des jean-foutre qui sont les gardes-chiourmes du sinistre lieu. C’est davantage par dépit que par mépris, et c’est une fois de plus là où Melville parvient à marquer un point unique de subtilité dans son regard sur une période qu’il admet complexe et sur laquelle il se refuse tout jugement allant au-delà de la retranscription de son vécu [2], depuis les écrits de Joseph Kessel.
Car L’Armée des Ombres, c’est un film où jamais l’on ne juge. C’est un film de pitié qui refuse à verser dans un ton moralisateur ou héroïsant. Enfin si, les quelques rares héros qui sont disséminés dans le film sont ces anonymes qui entretiennent l’espoir et qui, passivement, mais courageusement, ont apporté leur pierre à l’édifice. Le plus grand héros du film, c’est peut-être ce barbier interprété par Serge Reggiani, qui, du haut de ses quelques minutes d’apparition, sauve une vie sans le chercher vraiment. C’est peut-être cette mère, à la gare, qui passe le contrôle avec le personnage de Jean-Pierre Cassel sans ne dire mot. Les autres, ce sont des assassins. Tous. On siège lors de tout un film à leurs côtés et l’on est terrifié, terrifié par cette scène où il faut tuer le gamin qui a balancé, et dont la méthode de mise à mort est débattue devant lui. Mais l’on n’y peut rien, c’est comme ça. C’est nécessaire. Il n’y a pas d’échappatoire, pas de salut, et le plus horrible est qu’il faille l’admettre [3].
Et alors, tout le long, la modernité de Jean-Pierre Melville frappe. Car outre cette unique photographie avant-gardiste qui sculpte la pénombre, aux teintes monochromatiques flirtant avec le noir et blanc [4] que finalement l’on ne retrouvera pas avant la photographie désaturée d’Il Faut sauver le soldat Ryan, c’est la réalisation globale de l’auteur qui laisse pantois. Quelque part entre ses contemporains Sergio Leone et Michelangelo Antonioni, le metteur en scène du Samouraï construit des plans dont il semble seul à avoir le secret, filmant ses taciturnes héros avec la sobriété du réel, ouvrant une fenêtre sur le passé, tout en injectant des élans poétiques, mélancoliques voire fantastiques, comme peut le suggérer ce somptueux plan d’une littérale armée d’ombres défilant sur la paroi d’un mur. Les mélodies funestes et romantiques d’Eric Demarsan (première collaboration pour Melville, d’ailleurs) peaufinent l’univers de l’œuvre et ponctuent, avec pudeur, la tendance au silence du réalisateur. Témoins, une fois de plus, de l’immense savoir-faire de la composition de musique de films à la française.
Enfin, il y a ce casting. Mais l’on ne peut même plus revenir sur eux, après tout. On a déjà tout dit. Tout dit sur le patriarcal Lino Ventura, qui ici trouve l’incroyable contrepoids à ses rôles plutôt vifs chez Henri Verneuil ou Claude Sautet. Tout dit sur Jean-Pierre Cassel, magnifique jusqu’au bout, qui a l’une des plus belles scènes du film, celle de complicité amicale avec l’attachant Paul Meurisse. Enfin, tout dit sur Simone Signoret, cette femme comme l’on en fait plus, qui ici, dame de la Résistance, est mémorable par sa somptueuse stature et son sort tragique. Et puis tous les autres, ce permanent défilé de gueules marquées et marquantes, que Melville sublime comme personne, ne serait-ce que le temps d’un instant.
Quand bien même il y aurait de quoi sortir dépressif de L’Armée des Ombres, la manière qu’a Jean-Pierre Melville de transcender ses personnages et son sujet touche à quelque chose d’encore plus intense : le vrai, et donc, le beau. C’est le privilège de vivre ou revivre une expérience cinématographique hors-du-commun et sans âge, un beau souvenir à propos d’un mauvais. C’est une histoire vitale à se rappeler, à l’heure où la prosaïque moralisation politique bat son plein sur cette page de l’Histoire. L’occasion de comprendre que le vrai n’est pas qu’une simple affaire de faits mais une essence dont il faut s’imprégner, un parfum de vécu qu’il faut conserver et transmettre au sein du panthéon du patrimoine culturel français.
1 - Sorti plus de dix ans auparavant, Les Sentiers de la Gloire (1957) n’a alors toujours pas pu être distribué en France. Trois ans plus tard, l’unique long-métrage de Jean-Max Causse, Le Franc-Tireur en 1972, traitant de la Résistance dans le maquis du Vercors, se voit interdit de diffusion.
2 - Jean-Pierre Melville a participé à la Résistance. Ce souvenir l’ayant évidemment marqué, il a par ailleurs consacré deux autres films à l’Occupation : Le Silence de la mer (1947) et Léon Morin, prêtre (1961).
3 - Parenthèse personnelle pour préciser que bien que L’Armée des Ombres fasse parti de mon panthéon cinématographique et que je le connaisse par cœur, systématiquement je pleure devant la scène tant elle me met mal, tant l’émotion qu’elle provoque est forte et unique, résonnant pendant bien des jours après chaque visionnage.
4 - D’après Pierre Lhomme, directeur de la photographie : « Si Melville l’avait pu, il aurait tourné son film en noir et blanc ».