Chez moi, quand j'étais enfant, on allait voir en général les films sur la seconde guerre mondiale quand ils sortaient au cinéma. Alors que mon père avait été résistant, "l'Armée des Ombres" fut une exception, sans doute parce que la polémique "politique" plus que cinéphilique qui accompagna la sortie d'un film jugé curieusement comme "gaulliste" dans l'ambiance post-mai 68 découragea mes parents. Je ne l'ai découvert que très tard, dans les années 80, avant même que les Tarantino, To et autres Woo ne s'approprient Melville comme figure tutélaire, et j'avais été enthousiasmé par la force des choix esthétiques et moraux effectués par Melville dans son scénario - se concentrant sur les moments de choix difficiles, de préparation minutieuse et de solitude intense plutôt que sur "l'action terroriste" comme les nazis et les pétainistes la qualifiaient - comme dans sa mise en scène d'une précision incroyable en termes de gestion du temps. J'avais par contre trouvé le film "froid", et il m'aura donc fallu le revoir aujourd'hui, alors que ma femme souffrait à mes côtés, en larmes, devant des situations qu'elle voyait pour la première fois et jugeait insoutenables, pour en ressentir dans ma chair l'incroyable puissance… Et comprendre combien le titre du film - qui est aussi le titre du beau livre de Kessel, lu dans la foulée en 1987 - illustre exactement le travail génial de Melville, qui peint un tableau pudique de la vie d'hommes exilés volontaires de la "vie", puisque celle-ci est inacceptable (la cruauté des nazis, la veulerie de la collaboration ne sont qu'esquissées ici, mais sont irréfutables), et qui vont en payer le prix le plus fort : leur vie, mais aussi leur âme. Le chef d'œuvre de Melville ? [Critique écrite en 2016]