La première fois que j'ai vu L'armée des ombres, j'avais 7 ou 8 ans. Un mardi soir de la fin des années 1980 : le film se poursuivait par les dossiers de l'écran d'Armand Jammot. Ma mère avait jugé que j'étais assez grand pour voir ce film. Plus tard, ma mère dut faire face à la désapprobation de son entourage qui jugeait immoral de faire visionner un tel film à un enfant si jeune ; de toute façon je ne pouvais pas avoir compris quoique ce soit. Et pourtant, n'en déplaise à tous ces parents bien-pensants, ma mère avait eu raison. La découverte de l'armée des ombres allait littéralement transformer ma vie.
Je n'ai pu revoir ce film qu'à l'âge adulte tant il m'avait hanté. Revoir avec vingt ou trente ans de distance l'Armée des Ombres a réveillé une émotion indescriptible. Je n'avais oublié aucune scène : elles étaient inscrites, intactes, dans ma mémoire. C'est lorsque j'ai lu dans les yeux de ma compagne la même émotion que celle que j'avais ressentie lorsque nous avons visionné ensemble ce film que j'ai compris qu'elle serait la femme de ma vie.
Jean-Pierre Melville, lui même résistant pendant la guerre, avait dit qu'il n'avait d'autre choix que de réaliser un chef d'œuvre en adaptant le roman de Kessel. Son film est bien plus qu'un chef d'œuvre, il s'agit d'une réflexion intemporelle et vertigineuse sur l'engagement et le sacrifice lorsque des circonstances commandent de combattre pour des causes qui dépassent notre propre vie. Et cette question lancinante qui m'obsède depuis : qu'aurais-je fait en pareille circonstance ; aurais-je eu le courage de m'engager corps et âme dans un combat à l'issue tragique aussi probable ? Bien prétentieux celui qui affirmerait qu'il n'aurait pas hésité un seul instant.
La puissance du film de Melville repose précisément sur le fait que les protagonistes ne sont jamais dépeints en héros ; les héros ont des capacités morales et physiques hors du commun et ne sont nullement entravés dans leur action par la peur. Ce n'est nullement le cas de cette poignée de résistants qui s'apparentent davantage à des morts-vivants, tiraillés par l'angoisse de la mort et de la torture dans les geôles de la Gestapo. La grande résistante Germaine Tillon disait justement : "Moi j'avais la chance de ne pas avoir peur, je n'avais aucun mérite. Mais autour de moi, j'avais des camarades qui étaient terrorisés, c'étaient eux les vrais héros".
Dans le film de Melville, un seul personnage semble au-dessus du lot en termes de courage : Mathilde (Simone Signoret). Elle est l'âme et l'organisatrice de ce groupe de résistants. Son regard lors de la dernière scène du film ne peut que hanter le spectateur à vie :
trahie par son amour et son humanité, elle doit être sacrifiée pour l'intérêt supérieur du groupe et de la cause qu'il défend. Le souhaitait-elle pour autant comme le prétendent ses frères d'armes ? La question reste entière.
Que dire de plus sur ce film ? Une mise en scène virtuose, des acteurs brillants et habités par leur rôle (Lino Ventura, Paul Meurisse, Jean-Pierre Cassel, Simone Signoret...), une musique prodigieusement écrite, des scènes époustouflantes et étouffantes à la fois où tout peut basculer de l'obscurité à la lumière. Plus encore, il s'agit d'une épreuve unique et oppressante qui est offerte au spectateur : il s'agit de ressentir pendant deux heures le poids de l'oppression et de la terreur provoquées par cette entreprise d'annihilation de l'humanité qu'a été la barbarie nazie. Et qui a duré 4 ans.
Comment ne pas citer cette réflexion de Gerbier (Lino Ventura)
dans le "couloir de la mort" où il a le choix entre courir pour repousser l'échéance fatale ou ne pas accepter ce jeu cynique que lui proposent les SS
: "Je voudrais tout de même vivre, et je vais mourir, et je n'ai pas peur. C'est impossible de ne pas avoir peur quand on va mourir. C'est parce que je suis trop borné, trop animal pour y croire. Et si je n'y crois pas jusqu'au dernier instant, jusqu'à la plus fine limite, je ne mourrai jamais." Réflexion eschatologique vertigineuse.
Il s'agit du plus grand film français de tous les temps sur la résistance. Rien de moins que le film de ma vie. Je pense, 30 ans plus tard que tous les enfants de 7 ou 8 ans devraient voir ce film. Pour comprendre, ne jamais oublier et surtout pour que la notion d'engagement se façonne à jamais dans leur esprit.