«C’est un morceau de ma chair que j’ai porté en moi 25 ans et 14 mois exactement » J-P Melville

Ce film de 1969 tiré d’un roman de Joseph Kessel, déjà fort, a été transfiguré par Melville qui a mêlé à cette histoire une partie de sa propre existence et de ses souvenirs. De son vrai nom, Jean-Pierre Grumbach, issu d’une famille juive alsacienne, durant la Seconde Guerre mondiale, il part rejoindre la France libre à Londres en 1942. C'est alors qu'il prend le pseudonyme de « Melville », en hommage à l'auteur de Moby-Dick, Herman Melville. Revenu en France, dans la région de Castres, il fait partie de la Résistance, puis participe au débarquement en Provence. Il tenait à faire ce film mais de la façon la « plus dépassionnée » qui soit, ce qui à la fin des années 60 était loin d’être évident, l’Occupation et ses crimes semblant encore très proches pour beaucoup de Français(e)s et ayant laissé des traces durables et profondes dans la mémoire nationale. Gérard Oury avait réussi le pari pour la 1ère fois de faire rire de cette période avec « La Grande Vadrouille » en 66 avec des héros devenus résistants malgré eux. Ici, il y a un parti-pris d’hyper réalisme frontal, rendre compte de façon précise de l’engagement d’hommes et de femmes dans les réseaux de résistance alors que ses polars (« Le Samouraï », « Le Cercle Rouge » par exemple) seront bien plus symboliques. Melville en s’inspirant de l’œuvre de Kessel, veut montrer la Résistance dans son action la plus dure (les mots sont secondaires chez lui, seuls comptent les actes), loin de l’héroïsme auquel on aurait pu penser. Ce sont des hommes et femmes qui risquent leur vie courageusement au service d’une cause, la libération de la France et la défaite du Reich, mais qui ne sont pas surpuissants.

Ce sont des êtres humains avec leurs forces et faiblesses, ils/elles peuvent basculer sous la torture ou les menaces. En cela, le portrait que dresse Melville est sans doute le plus juste qui ait jamais été fait sur cette période. Il n’oublie pas non plus de souligner le rôle des femmes dans la Résistance (magnifique Simone Signoret) et preuve de son engagement, André Dewavrin, alias le colonel Passy, joue son propre rôle dans le film. Durant la Seconde Guerre mondiale, Dewavrin était le patron de Melville à Londres. Pour le premier plan du film, qui voit les soldats allemands défiler sur la place de l'Étoile puis s'engager sur les Champs-Élysées, Melville a obtenu une autorisation exceptionnelle, allant contre une tradition qui voulait qu'aucun acteur portant l'uniforme allemand ne marchât sur la place. Vincente Minnelli n'avait ainsi pu mener à bien une scène similaire pour « Les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse ». C'est donc la première fois que les spectateurs peuvent voir, en couleur, cette scène. Son tournage a été compliqué avec répétitions à 3h du matin et tournage à 6. Melville a toujours dit que c’était une des scènes dont il était le plus fier. Le tournage n’a pas été de tout repos, comme souvent chez Melville, connu pour son caractère « autoritaire », Éric Demarsan, le compositeur de la B.O., a témoigné de la « pression » terrible qui lui mettait Melville et il n’était pas le seul sur le plateau. Mais le pire a été atteint dans les relations avec l’acteur principal, Lino Ventura, puisqu’il ne communiquait plus avec le réalisateur que par l’intermédiaire d’un assistant ! Tous deux ont des relations exécrables depuis un malentendu survenu sur le tournage du « Deuxième Souffle », mais un contrat obligeait l'acteur à tourner une seconde fois devant la caméra de Melville…Quant à ce dernier, ces relations très tendues lui permettaient de maintenir Ventura dans les conditions nécessaires pour son rôle.

Le résultat est un chef d’œuvre, un incontournable, et qui reste aujourd’hui encore le plus grand film, sans doute le plus vrai, qui ait été réalisé sur les résistants et résistantes. On ne sait rien de leur engagement personnel, ce qui a poussé ces hommes et femmes à s’engager dans les réseaux, la psychologie n’est pas importante chez Melville. Leurs opinions politiques non plus (gaullistes? communistes? socialistes? peu importe). Seul compte l’engagement et la voie que l’on suit : des personnages profondément solitaires même réunis par une cause et dont le destin est tracé à l’avance, voilà les thèmes éminemment « melvilliens ». Il le montre bien avec les phrases finales qui apparaissent avant le générique, nous racontant ce qui est arrivé à chacun et chacune par la suite : beaucoup ne s’en sont pas relevés et n’ont pas vu la fin de la guerre. C’est le prix de l’engagement et il ne peut être que total. Immense coup de chapeau.

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