Dès le premier plan, toutes les qualités du film sont présentes. Le défilé militaire allemand sur la place de l'Étoile vient masquer sans que rien ne puisse l'empêcher l'Arc de Triomphe. En quelque sorte, le spectateur est assailli par cette armée qui se dirige directement vers lui. Nous voilà prévenus : le propos de l'Armée des ombres n'est pas de dresser une image manichéenne de l'occupation.
Au contraire, toute la force de l'Armée des ombres réside dans sa capacité à dépasser cette opposition entre nazis et résistants pour s'intéresser davantage aux choix et actes des personnages. Pour ce faire, de nombreux parallèles sont effectués entre les tortures des nazis et les actions des résistants. Ces derniers opèrent en effet selon les mêmes méthodes que la Gestapo (en procédant à des enlèvements et des exécutions sans procès) à tel point que lorsqu'un traître à l'organisation est amené vers le lieu de son exécution, les passants confondent les résistants avec l'ennemi.
D'ailleurs, au début du film, le spectateur partage naturellement avec Gerbier la ferme conviction que toutes ces actions sont justifiées par l'objectif final : la libération. Pourtant, progressivement, s'installe dans l'esprit du résistant (et dans le même temps celui du spectateur) que ces actions, même si elles ne sont pas toutes vaines, ne valent peut-être pas autant de sacrifices, démythifiant dans le même temps la Résistance.
Néanmoins, en ne dressant pas un portrait idyllique des résistants, Jean-Pierre Melville réussit à éviter tout mélodrame. Les décisions difficiles que sont amenés à prendre les personnages sont toujours compréhensibles dans la mesure où il est impossible de porter un jugement de valeur sur ces actes. D'ailleurs, le tourment de Gerbier est parfaitement exprimé lorsqu'il s'adresse à Jardie en déclarant : "Vous dans cette voiture de tueurs, il n’y a donc plus rien de sacré dans ce monde."
Si l'organisation résistante est un collectif, chacun de ses membres est bien seul. Ce sentiment de solitude est renforcé par l'anonymat imposé aux résistants afin qu'ils ne puissent pas dénoncer l'ensemble du réseau en cas de capture. Cet isolement extrême est retranscrit de façon terrible à travers la relation des frères Jardie mais aussi lors de l'évasion impossible de deux des membres de l'organisation qui sont donc condamnés à mourir entre les mains de l'ennemi, sans que personne ne connaisse jamais leurs véritables identités.
Si la mort occupe une place centrale dans le film (les horloges rappellent aux personnages que la mort est inéluctable et qu'aucune autre issue n'est envisageable), à nul instant l'œuvre ne sombre dans l'horreur. Les corps tuméfiés des résistants torturés ne viennent qu'accroître la dimension tragique de cette lutte, sans provoquer un effroi particulier chez le spectateur. Au contraire, ce sont davantage les exécutions non montrées à l'écran qui horrifient.
La mise en scène, bien que classique, est d'une très grande maîtrise. La photographie, à la fois sobre et très froide, permet d'illustrer avec une certaine réussite la gravité des images. La distribution est magistrale (les prestations de Lino Ventura et Simone Signoret doivent tout particulièrement être saluées).
Pour autant, l'armée des ombres souffre tout de même de quelques défauts. Le premier est avant tout le passage en Angleterre où la photographie devient tout à coup lumineuse et contraste assez mal avec le reste du film. Le second est la volonté de faire référence à des personnages ayant réellement eu un rôle historique. Ainsi, la rencontre à Londres avec un militaire rappelant fortement le général De Gaulle est la scène la moins réussie. De la même façon, le personnage de Luc Jardie, à travers les écrits lus par Gerbier, semble être en réalité le philosophe et résistant Jean Cavaillès. Cette seconde référence apporte toutefois une dimension intéressante au film puisque Philippe Gerbier lit "Sur la Logique et la théorie de la science" au moment même où toute logique semble avoir disparu.
Plus qu'un film sur la Résistance, l'Armée des ombres est à la fois une étude complète sur la nature humaine et une ode à la liberté.