Le film s'ouvre sur un défilé de l'armée allemande aux Champs-Elysées. Impuissants, nous regardons cette masse d'hommes avancer vers nous, implacable. En un plan, Melville nous plonge totalement dans l'Occupation. L'Armée des Ombres est le troisième film qu'il réalise sur la période, durant laquelle il fut dans la Résistance, et l'adaptation du roman éponyme de Joseph Kessel. En 1969, le réalisateur, fervent gaulliste et très porté sur la nostalgie, décide dans l'après mai 68 de faire une oeuvre hommage à ce moment de l'Histoire de France.
Un retour sur les héros de cette épopée, qui n'est cependant pas une célébration pompeuse, mais comme l'indique en début de projection la citation de Courteline, la froide réminiscence de ce « peuple né de l'ombre » décrit par Malraux. Elle convoque toute la Résistance, quelques soient les partis ou les motivations : les communistes, les modérés, les royalistes, et même les aventuriers. Tous sont réunis lors des « stations » de la clandestinité, dans de tristes logis, de crépusculaires campagnes ou des geôles glacées. Rien n'est grandiloquent, avec des résistants tiraillés par le doute et leurs actions pas toujours glorieuses, pourtant de tout cela vient un souffle épique.
L'héroïsme nous est montré car ceux sont tout simplement des Hommes dans une situation extraordinaire. L'humanité de ces personnages nous est offerte par une pléiade d'excellents acteurs, avec des célébrités du cinéma français comme Ventura, Signoret, Meurisse, Reggiani, Cassel, et ses gueules, telles que Crauchet ou Barbier. Tous incarnent magnifiquement ses icônes, inspirées de personnes célèbres ou par tant d'anonymes, vues par le prisme de Melville. C'est-à-dire des êtres solitaires, coincés par le destin et mus malgré tout par le sens de l'honneur.
De la mise en scène émane un prodigieux froid. La caméra bouge peu et filme avec des couleurs glaciales, des acteurs dans d'austères décors. L'aspect est ainsi très théâtral, comme le plan où Gerbier et le militant communiste décident de s'évader, tandis que plus loin les résignés jouent au domino. Tout cela est d'un grand classicisme, mais la précision chirurgicale de Melville permet de faire ressentir l'intensité de scènes littéralement étouffantes, notamment celles où Lino Ventura est captif.
Certes, le film est une histoire fictive et avec un tel cinéaste la forme est très importante. Néanmoins, il offre une description authentique de la Résistance, en transcrivant ainsi des faits réels et les souvenirs d'un homme qui l'a vécue. On ressent la mélancolie de Melville par rapport à cette époque dans la scène avec de Gaulle, des temps héroïques mais d'une incroyable tristesse. Oeuvre melvillienne par excellence, L'Armée des Ombres dépeint parfaitement ces hommes et ces femmes, seuls face à des choix de vie ou de mort, dans une période de ténèbres qu'ils traversèrent telles des ombres.