Le temps est inexorablement maussade, les champs baignent dans la brume et la grisaille, les bâtiments sont usés, lessivés, fatigués, les rues vides, métaphore de ce pays exsangue et occupé. Les allemands, dans une scène emblématique et historique, défilent sur les Champs-Elysées.
Melville met en scène pourtant cette armée des ombres qui se soulève contre l'oppression. Ce sont des gens seuls, anonymes, qui ont perdu leur identité, loin de leur famille, vivant dans la clandestinité. Les dialogues sont rares, ténus. La détention, les camps, les cavales sont un quotidien harassant. Lino Ventura est encore une fois remarquable. Il crève l'écran, avec ses lunettes rondes, son visage marqué, sa voix rauque, son regard déterminé. Il organise, à son échelle, la Résistance, prenant des risques inconsidérés, dans une posture extrémiste, jusqu'au-boutiste. Il n'est rien d'autre qu'un terroriste aux yeux des allemands et des vichystes. Il est traqué, recherché, bête fauve recluse dans des geôles dont il parvient toujours à s'échapper au prix de risques infinis, ou confiné, seul, dans des bicoques désolées.
Ses actions et l'action de ses amis sont douloureuses, terrifiantes. On tue les traîtres, sans attermoiments, on sabote, on trafique. Emmitouflés dans leurs impairs de cuir et leurs vestes sombres, chapeaux sur la tête, on assiste à l'organisation de l'actions de résistants : voitures, matériels, déguisements, usurpation d'identité, parachutage. On devient paranoïaque, on ne peut faire confiance à personne. La Résistance est complexe, on ne sait pas à qui s'adresser, on ne se comprend pas toujours, on agit surtout seul, malgré l'organisation, faute de moyens, à cause du danger, à cause des incompréhensions, des alliés, des différents réseaux...
Le personnage de Ventura croise d'autres engagés, d'autres résistants, à leur manière : dans les camps, un ancien colonel tente de rester digne, un jeune homme est prêt à saboter les installations électriques pour s'échapper, Mathilde, femme courageuse entre toutes, figure absolue de l'héroïsme, incarnée par Simone Signoret. Ces ombres s'agitent, tentent le tout pour le tout mais échouent bien souvent. Le film a un message désespérant, car il ne s'arrête pas à la fin de la guerre mais au moment où la Résistance se cristallise et où l'ennemi est plus que jamais aux abois, violent et impitoyable. On nous présente alors le destin final de tous les protagonistes, condamnés à mourir avant la liberté retrouvée. Une mort désespérante, injuste.
La barbarie est partout : exécution impitoyable aussi bien du côté des allemands que chez les résistants. Rien n'est pardonné, les postures sont extrêmes. La peur est omniprésente. En témoigne cette scène hallucinante où l'on fait courir des prisonniers français le plus vite possible tandis que les mitrailleuses allemandes s'amusent à les descendre. Pire encore, un résistant pris est un résistant mort, qu'il décide de se tuer de lui-même avec des micro-capsules de cyanure, ou qu'on le tue pour qu'il ne parle point. La figure la plus pure du film en fait les frais, Mathilde, abattue par ses propres camarades sans que l'on sache si elle a trahi ou non. Qu'importe, relâchée, elle représente un danger qu'il faut abattre, impitoyablement.
Le film montre aussi l'espoir : l'espoir magnifique de Mathilde qui garde sur elle - et cela causera sa perte - la photographie de sa fille, espoir d'un résistant qui parvient à revoir son frère dans une scène calme et apaisante. Mais, le drame est là, partout. Les enfants sont absents du film comme s'il n'y avait pas d'avenir possible. Les retrouvailles sont rares et dangereuses, on reste terré. La guerre est larvée. La nuit est omniprésente. L'épreuve la plus définitive est la solitude, terrible et insupportable, comme le prouvent les nombreuses interventions de voix off et de pensées des personnages, demeurant sans réponse. L'épreuve la plus éprouvante est l'attente, la patience, l'établissement de plans complexes et hasardeux, tension permanente, paranoïa absolue. Beaucoup de scènes se passent dans une voiture qui traverse des rues désertes, beaucoup de scènes sont de simples déambulations muettes. La musique est parcimonieuse. Il n'y a plus de beauté dans ce monde occupé et pourtant, par sa noirceur, le film tire une esthétique de la nuit, magnifique et éprouvante tout à la fois. C'est l'éloge d'une obscure clarté.
Quel sujet magnifique, quel hommage pudique à la Résistance ! Faire un film sur un tel sujet avec une objectivité terrible moins de trente ans après les faits, alors que beaucoup de français se souviennent encore de ces années terribles, est une gageure superbe, un vrai défi relevé par Melville, qui, loin de simplement peindre une fresque de l'époque y distille sa propre expérience de résistant, ses propres peurs, ses souvenirs, sa terreur. En témoigne la phrase introductive : "mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus... vous êtes ma jeunesse lointaine...", qui s'adresse aussi bien à Melville qu'à tous les hommes et les femmes qui ont traversé l'épreuve d'une jeunesse sacrifiée.