Peu d’entités historiques ont vu leur perception évoluer de manière aussi incessante que la RKKA, « Armée Rouge des Ouvriers et des Paysans » - sans mauvais jeu de mots, on pourrait parler de montagnes russes : initialement méprisée lors de sa création sur le tas, elle ne tarde pas à faire l’admiration de tous en sortant étonnamment vainqueur de la Guerre Civile russe, avant que les purges staliniennes et les désastres initiaux de la Seconde Guerre Mondiale n’en fassent à nouveau la risée du monde. Puis Stalingrad, Koursk, Bagration, Berlin et la conquête de l’Europe orientale la consacrent comme armée la plus puissante de la planète, avant que la Guerre Froide ne permette aux vétérans allemands comme Franz Halder, Paul Carell-Schmidt ou Heinz Guderian de la calomnier et de la décrédibiliser comme une « horde mongole sans tête », avec la bénédiction des USA. L’ère du nucléaire et de la conquête spatiale la transforment ensuite en Menace Rouge, avant que son prestige et son existence même ne s’effondrent avec le désastre afghan et la chute de l’URSS.
Faire en deux petites heures la synthèse d’une existence aussi tourmentée, tel est le pari lancé par le réalisateur français Michaël Prazan pour Arte – mais en se basant à hauteur d’homme et de femme, et non via un cours magistral à l’aide d’intervenants qualifiés. Clairement inspirée par la très populaire série Apocalypse d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle, Prazan commente lui-même froidement son flux d’images d’archives, tout en puisant dans des témoignages d’époque de vétérans comme Léonid Rabitchev et Roza Shanina. Pas de colorisation du matériel visuel, mais la similarité du traitement est d’autant plus frappante que la voix monocorde de Prazan ressemble à celle de Mathieu Kassovitz !
Cette approche m’a initialement rebuté. Non pas que je ne goûte pas au travail de Clarke et Costelle, mais pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’histoire des guerres mondiales, c’est du vu et du revu, d’autant qu’ils n’ont guère fait évolué leur formule avec le temps. Mais la première bonne surprise de L’Armée Rouge, c’est précisément la richesse du support visuel, essentiellement inédit. Contrairement à ses homologues allemandes et américaines, la machine de guerre soviétique, aussi verrouillée, paranoïaque et sclérosée que le système qu’elle défendait, ne permettait pas aux soldats d’emporter des caméras ou appareils personnels au front – d’où un contenu existant beaucoup plus officiel et donc potentiellement factice. Or, Michaël Prazan et son équipe sont parvenus à mettre la main sur du matériel encore jamais vu, que les autorités soviétiques puis russes ne devaient pas être très pressées de dévoiler : ainsi d’exécutions de prisonniers par des partisans, ou d’une incroyable « fausse libération » d’Auschwitz… âmes sensibles s’abstenir.
Ensuite, comme je l’ai dit, le documentariste fait rapidement montre d’une bonne hauteur de vue sur un sujet aussi vaste et, disons-le, sensible. L’Armée Rouge n’est ni glorifiée, ni diabolisée : elle est présentée comme la machine à défendre l’URSS et étendre l’influence du communisme qu’elle était. Hommage est rendu à l’incroyable bravoure et aux sacrifices de ses combattant(e)s de la Grande Guerre Patriotique, mais l’impasse n’est pas faite sur ses crimes, notamment les innombrables viols de la période 1944-45, et encore moins la faillite morale de la stagnation brejnévienne et la Guerre en Afghanistan.
La deuxième partie du documentaire met d’ailleurs l’accent sur cette dernière, ce qui est particulièrement salutaire et à-propos dans le contexte qui est le nôtre. On est frappé à quel point les images de (très) jeunes recrues portant veste camouflée, telnik (marinière russe) et baskets adidas (plus pratiques que les bottes de combat réglementaires, c’est vous dire…) rappellent les films américains sur la Guerre du Vietnam. Quoiqu’on pense du régime soviétique, difficile de ne pas ressentir d’empathie devant cette génération sacrifiée sur l’autel d’une idéologie mensongère et dévoreuse de ses propres enfants.
Autre paradoxe d'ailleurs montré avec intelligence par le documentaire : le décalage entre l'existence même de cette armée professionnelle et le régime qu'elle devait servir. À leur grand dam, jamais Lénine, Trotski, Staline et tous leurs successeurs ne seront parvenus à sortir de l'éther une troupe idéologiquement pure, d'où une mise en marge quasi-permanente qui trouvera son point d'orgue avec la tentative de putsch contre Gorbatchev en 1991. Fer de lance du communisme et principale vitrine de l'URSS dans et hors de ses frontières, l'Armée Rouge n'aura pourtant jamais fait véritablement partie intégrante d'un système qui créa les fameux commissaires politiques pour mieux la contrôler, par peur aussi viscérale que congénitale du bonapartisme. Ce n'est donc pas un hasard si aucun chef d'état soviétique ne fut issu de ses rangs, alors que chez ses adversaires, des Churchill, Hitler, De Gaulle ou Einsenhower passèrent de l'armée aux plus hautes sphères de l'état.
Attention cependant, ceux d’entre vous qui souhaitent marcher dans les pas des historiens Jean Lopez et Benoit Bihan en seront pour leur argent : les doctrines de l’Armée rouge ne sont presque jamais évoquées, malgré le renouveau que connaît leur étude à l’Ouest ces dernières années. Pas « d’art opératif », pas « d’opérations dans la profondeur », le nom du maréchal Toukhatchevski n’est mentionné que dans le cadre de sa répression des paysans de Tambov et de son exécution et non de son apport à la guerre moderne, tandis que les théoriciens Isserson, Svetchine et Triandafillov sont ignorés. On le regrette un peu, mais tel n’était clairement pas le propos de Michaël Frazan. Dommage que cela n’en rende pas moins la vue d’ensemble légèrement incomplète, car la vie et mort de l’Armée Rouge et de ses membres, gradés ou non, est indissociable de sa doctrine et de sa conception du monde et de la guerre. Le grand écrivain italien Malaparte, correspondant de guerre pour l’Axe en URSS, faisait notamment remarquer dans La Volga naît en Europe que pour le régime stalinien, le soldat est une machine ou un outil comme les autres, au même titre qu’un char ou un avion…
De même, on regrette que le documentaire s’achève à la va-vite sans s’étendre sur l’héritage historique de cette armée défunte mais dont l’influence se fait encore sentir, depuis la statue récemment déboulonnée du maréchal Koniev à Prague jusqu’aux tragédies du sous-marin Koursk et des guerres en Tchétchénie, en passant par la modernisation orchestrée par Vladimir Poutine, qui font de l’armée de la Fédération de Russie, sa successeuse, l’incontestable troisième puissance militaire mondiale. Que ce soit dans la façon dont elle est perçue et étudiée ou dans son rôle direct dans la géopolitique internationale, on n’en a pas fini avec l’Armée Rouge des Ouvriers et des Paysans…