Petits arrangements avec soi-même
(Liminaire - j’ai déjà « vu » l’Arrangement, il y a longtemps, dans des conditions très particulières : quelque part dans le sud de l’Espagne franquiste, en espagnol non sous-titré, je ne parlais pas du tout la langue, je n’avais évidemment rien compris ; et je m’étais concentré en fait, faute de pouvoir entrer dans le récit, sur le jeu muet des comédiens, gestes, mimiques, expressions, sans avoir été autrement convaincu : Kirk Douglas avait une fossette omniprésente et Faye Dunaway m’avait semblé (à tort ?) quasiment mono expressive. Avec le temps, je n’avais plus retenu qu’une seule scène – le point de départ, l’accident/suicide, avec une espèce de stress récurrent sitôt que je me trouve entouré, coincé par deux camions, sur les deux files adjacentes, sous le tunnel de Saint-Cloud ou sur le périphérique parisien.
Bref : j’avais un film à récupérer, d’autant plus qu’il bénéficie d’une notation et d’un statut très privilégié chez plusieurs de mes éclaireurs appréciés. )
L’Arrangement, à l’évidence autobiographique, adapte au cinéma un roman d’Elia Kazan qui parle d’Elia Kazan.
L’Arrangement évoque aussi, sans doute, l’American way of life, ou l’American dream, mais cela me semble beaucoup plus secondaire – de même que la référence à la crise de la quarantaine.
L’arrangement évoque encore, de façon sans doute plus forte, le grand tournant qui s’annonce dans les sociétés occidentales à l’aube des années 70, avec l’exigence sans contrôle de l’individualisation – l’épanouissement individuel, sans compromis, absolu, la libération de soi-même contre les contraintes du groupe.
Et il va sans doute encore beaucoup plus loin.
Non sans complaisance. (D’où, pour partie, le titre de la critique).
Eddie / Evangelos, qui a tout « réussi » socialement, n’en peut plus. Il est mal. En rupture, violente, apathique, ironique, sarcastique selon les moments, contre tout ce, contre tous ceux qui ont en fait gâché sa vie : la famille d’origine, le père monstrueux surtout (énorme Richard Boone) qui lui aurait transmis « son génie commercial » et auquel il a tant de mal à échapper ; sa propre famille, sa femme, auprès de laquelle il étouffe ; ses maîtresses occasionnelles, avec qui ce n’est pas mieux ; son travail, sa réussite éclatante, écrivain étouffé devenu fils de pub (avec un grand tube – « Zephyr, la cigarette saine … »- qui inonde radios et cerveaux) ; et encore tous les sbires, gardiens de l’ordre social ou parasites, avocat, psy, médecins, juge, cadres d’entreprise, prêts, cela dit, au compromis, aux petits arrangements avec l’intrus pourvu qu’ils y trouvent leur compte …
Dans une scène clé, Eddie/Kirk Douglas, parvient, non sans mal, à dire ce qu’il cherche, ce qu’il recherche plutôt et que le groupe lui a volé : « son être », et à la remarque de sa femme (qui trouve, on peut la comprendre, que cela reste assez vague), il parvient, non sans mal, à préciser : « être moi-même » …
« Etre moi-même » … Moi m’aime ?
Dans les faits, l’essentiel auquel aspire le pauvre homme riche, est sans doute assez simple à formuler : ne plus travailler, s’ébattre nu et très lié à sa compagne en pleine nature, à la façon d’Adam et Eve.
Plus banalement encore, il n’aspire en fait qu’à refaire sa vie avec une femme bien plus jeune – qui le jette d’ailleurs régulièrement et violemment, peut-être à cause de ses états d’âme et de sa schizophrénie, on peut la comprendre … Pour un retour aussi improbable au même ? Le film s’interrompt avant … Cela dit, une belle trouvaille de mise en scène laisse planer une menace sourde, en écho au tout début du film : dans un plan parfaitement symétrique, deux lits très séparés pour l’homme et pour la femme, prolongés par deux salles de bain tout aussi séparées ;- à présent, un gros pilier, séparant l’homme et l’amante, tentant, aux lisières du drame, de se retrouver.
Pour traduire les variations, les chutes, souvent abruptes, de son personnage, Kazan propose une mise en scène à la fois très éclatée et d’une grande fluidité : flashbacks, rêves, sauts dans le temps, dédoublements du personnage, avec le doublement des propos ou de lui-même confronté régulièrement à son double moustachu. Et tous les effets de mise en scène, parfois très réussis (les photos des amants nus sur la plage, déchirées par l’épouse légitime, qui prennent vie et s’animent), parfois moins (des flashs de BD pour évoquer un rêve de bagarre), ne sont mobilisés que pour traduire ce combat permanent avec le monde et avec lui-même. La réalisation, d’une grande maîtrise donne encore plus de force aux propos.
Complaisant, donc ?
Le rejet, le refus de tout compromis va loin : on passera par le suicide et la tentative de meurtre, l’internement pour folie et l’exigence de libération, de « purification », de retour à soi-même conduira même à l’incendie de la grande maison, la destruction totale des origines. La prise de risques est énorme.
(On peut songer à un roman de Boris Vian, pas son plus connu, mais sans doute le meilleur, « l’Herbe rouge » : le héros, soumis à la même dépression qu’Eddie, élimine progressivement tous les éléments de son passé pour devenir neuf. On peut imaginer ce qu’il deviendra en fait).
En réalité le rêve impossible et absolu d’Eddie de devenir ce qu’il est, d’être enfin lui-même, sans compromis, à la fois complaisant et pathétique – ne renvoie pas seulement à la vie d’Elia Kazan (et à sa rencontre avec Barbara Loden), à la crise de la quarantaine, aux illusions de l’American Dream, ni à la libération des 70’, mais touche bien à une problématique universelle et essentielle, qui inclut aussi bien la quête désespérée de soi-même, le rejet héroïque de toutes les concessions, la complaisance et même les petits arrangements.
On est tous là, dans la peau d’Eddie, on y est tous passé, et c’est ce qui donne au film de Kazan toute sa force.
Eddie, tout est dit.