Passent les vagues, l’amour demeure.
La première mort qui ouvre le film est celle d’une renaissance : le deuil de Lucy lui permet enfin de vivre par elle-même et de prendre sa vie en main. Femme de caractère, elle assume son désir bovaryen d’aventure avec force et conviction et se met dès le départ à l’écart de la communauté des hommes : c’est contre sa belle-famille, ou l’agent immobilier qu’elle conforte ses choix, contre la peur coutumière des spectres qu’elle provoque la conversation avec le capitaine acariâtre. Veuve solaire, Lucy inonde de sa présence une maison hantée qu’elle illumine de vie, d’esprit et d’initiative.
Lors de la première montée d’escalier, magistrale de fluidité et de maitrise, Mankiewicz métaphorise avec lenteur et solennité la pénétration dans l’univers intime de cet homme, par l’arrivée de la caméra sur la maquette de son navire. Car c’est bien par les objets que le capitaine se manifeste d’abord : le tableau, au visage si étrangement lumineux dans la pénombre, et la longue vue ne cessent de l’affirmer : Lucy est observée.
Ce regard, qu’elle attendait tant, va devenir la parenthèse enchantée de sa vie. Au grès de dialogues impertinents et à la répartie ciselées comme seule la grande comédie américaine sait en écrire, les jeux verbaux instaurent une complicité d’une délicatesse impressionnante, comme cette scène où Lucy cache le tableau pour se déshabiller, tandis que le capitaine lui fait malicieusement remarquer qu’il l’a regarde quand même, et quand il le souhaite.
Réponse au désir secret de Lucy d’un amour total, idéal et immatériel, cette liaison utopique et rêvée accroit néanmoins sa mise à l’écart du monde. L’insistance sur les cloisons, les fenêtres, les portes, dessine une superbe alcôve, un écrin modeste et de velours pour le plus secret, car le plus beau des amours possibles. A plusieurs reprises, un point de vue extérieur permet de voir Lucy parler seule, et prendre pour elle les interventions intempestives de l’encombrant mais indispensable fantôme…
Le projet le plus intelligent du récit consiste alors en la réalisation d’une œuvre littéraire, qui garantit autant la fusion du couple qu’elle lui permet une ouverture sur le monde.
C’est dès lors l’attirance pour l’extérieur qui prend le dessus : la plage, le soleil, la ville, la pluie qui ne bat plus au carreau mais suppose, en pleine rue, la main d’un homme pour l’abriter sous un parapluie. Ce retour au réel sonnera paradoxalement comme un cauchemar rutilant, et l’adieu du fantôme qui refermera comme un rêve la parenthèse enchantée d’une année d’amour parfait. Au cours d’une scène poignante d’un adieu en forme de déclaration d’amour, la capitaine s’efface de la conscience de Lucy comme il le fait du champ de vision du spectateur, délaissé de cet idéal amoureux qu’on savait tous éphémère, mais auquel on avait fini par croire.
L’épilogue qui suit est probablement l’un des plus beaux du cinéma sentimental. La fuite du temps, matérialisée par les vagues sur le poteau gravé du prénom de la fille de Lucy, fait inexorablement son œuvre, et l’on redoute autant qu’on commence à souhaiter la délivrance finale qui permettrait l’avènement du rêve. Cette mélancolie, portée à un point d’intensité sublime par la musique de Bernard Herrmann, glisse lentement sur une destinée qui entérine l’échec du réel dans l’attente du retour à l’idéal.
En rejoignant son amant éternel, Lucy accède à la légende et renverse le bovarysme par la victoire du romantisme : l’abri du monde mortifère, clos, théâtral et magnifiquement littéraire n’est certes pas le lieu des vivants, mais bien celui du sublime.
Lucy avait commencé à vivre par son veuvage, et, tout en apprenant à aimer, se sera préparée à mourir.
Hollywood, usine à rêve et génie de l’utopie, n’a jamais aussi bien réussi à associer illusions mythologiques et émotions humaines.
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