L'histoire, elle est connue, raconte le coup de foudre d'une jeune mère veuve, Lucy Muir, pour un cottage côtier du Sud de l'Angleterre (Gull Cotage aka Les Mouettes) et son occupant fantomatique le capitaine Gregg. Mais l'amour, il en est évidemment question, est impossible entre ces deux êtres esseulés. La mort, rien que ça, les sépare. Alors pour la laisser vivre et aimer le monde des vivants, le capitaine d’outre-tombe, franc-parleur, railleur, gouailleur et un brin bougon (comme tout bon marin qui se respecte), décide de mettre les voiles, pour elle, pour lui, et de l'attendre dans la mort, où le temps n'a plus d'emprise sur les sentiments. En attendant son glas, Lucy élève sa fille chérie, s'éprend d'un collègue écrivain marié et profite de son cottage que l'argent de la vente des mémoires du capitaine lui a permis de s'offrir. Les années passent, le bout de bois gravé du nom d'Ana Muir s'est affaissé dans le sable, s'est gorgé d'eau salé et subit les coups de fouet incessants des embruns. Les rides se creusent et les cheveux se ternissent. La belle rose aux yeux gris d'autrefois se fane, tombe en décrépitude. Tout ces années, elle les a passé seule avec sa gouvernante. Le souvenir du capitaine s'est éteint il y a de ça longtemps. A vrai dire, depuis son départ, lorsqu'il lui murmurait à l'oreille que tout cela n'avait été qu'un rêve, un très beau rêve mais qu'il était, de par sa nature onirique, voué à disparaître, à s'estomper au réveil. Et pourtant, le soir même de sa mort, au crépuscule du jour et des siens, c'est au balcon de sa chambre qu'elle se rend une dernière fois, comme jadis les veuves dans l'attente de leur marin disparu. Et quand finalement vient son heure, c'est face au portrait du capitaine qu'elle expire son dernier souffle et dans ses bras qu'elle s'abandonne, belle comme à leur première rencontre, dans l'immense océan de l'amour éternel.
Quatrième film de Mankiewicz, en l'espace deux ans, et déjà un premier chef d’œuvre. Mais contrairement aux nombreux qui suivront, celui-là a un goût particulier et une place insolite dans mon cœur et celui, je l'imagine, de nombreux autres cinéphiles. Une place qui échoit à une classe de films rares (ils sont deux avec Titanic) dans lesquelles la mort, faisant fi des longues, riches et nombreuses années de vie de ses invités, réunie dans ses bras les deux amoureux d'un soir, d'un voyage ou d'un court moment, comme si toute leur vie ne s'était finalement résumé qu'à cet instant. Je trouve ça beau à chialer. Le fait que ce soit la sublime Gene Tierney qui incarne la jeune veuve n'y est évidemment pas pour rien. Des quelques chef d’œuvres qu'elle tourna dans les années 40, celui-ci, qui est également son dernier (Night and the City sorti en 1950 mis de côté), est sans aucun doute celui où elle est la plus sensible, la plus bouleversante et la plus nuancée. Mankiewicz lui permet en prime le luxe de s'offrir un pied de nez savoureux à son personnage fantomatique de Laura. Ses pommettes saillantes, sa chevelure brune et onduleuse, ses yeux gris, sa voix suave et légèrement dure et sa diction parfaite en font une actrice fascinante à voir et écouter jouer. Et une femme magnifique à regarder.