Jeu de massacre dans la bourgeoisie iranienne

Pour ceux qui, comme moi, s'intéressent au cinéma iranien, il est quand même difficile de trouver des films antérieurs à la Révolution de 79. je pense qu'à part les tout premiers films de Kiarostami (Le Passager surtout), je n'avais vu de cette période que le très beau film de Dariush Mehrjui La Vache. La possibilité de découvrir cet Échiquier du Vent, datant de 1976, était donc à saisir. Et, pour le coup, ce fut une découverte plus qu'intéressante.

Le destin de L’Échiquier du vent est pour le moins extraordinaire. Réalisé en 1976 par Mohammad Reza Aslani, le film sera projeté trois fois dans le cadre du festival de Téhéran en 1976, mais dans des conditions dignes du sabotage (inversion de bobines, mauvais réglages du projecteur rendant le film impossible à voir, et ce à trois reprises, malgré les consignes du réalisateur), avant d’être totalement mis de côté puis, en 79, carrément interdit lorsque l’Iran deviendra une République islamique. Réputé totalement perdu, le film fut retrouvé dans un souk en 2015. S’en suit un méticuleux travail de restauration, guidé par le réalisateur lui-même, avant une diffusion dans plusieurs festivals internationaux en 2021.

L’Échiquier du vent a donc le parcours idéal d’un film appelé à devenir culte. Il en a la personnalité également : le film de Mohammad Reza Aslani est pour le moins étrange, dérangeant et inclassable. On y sent de multiples influences : l’esthétique peut renvoyer à Barry Lyndon de Kubrick pour les scènes éclairées uniquement à la lueur de bougies ou à Mario Bava pour l’emploi des couleurs dans un contexte proche de l’horreur, quand le thème peut faire penser au Théorème de Pasolini ou encore aux descriptions cliniques de la chute de l’aristocratie chez Visconti ; sous certains aspects, L’Échiquier du vent peut aussi être considéré comme un précurseur des films de Haneke.


Jeu de massacre dans la bourgeoisie iranienne


L’Échiquier du vent nous plonge au début du XXème siècle, à l’époque de « la révolution constitutionnelle ». L’ensemble du film se déroule dans l’intérieur d’une superbe maison bourgeoise, dans une famille qui a fait fortune dans l’orfèvrerie. Haji Amou, le patriarche, avait épousé La Grande Dame, à qui appartenaient une immense fortune ainsi que cette maison. Elle est morte en laissant sa fille, surnommée La Petite Dame, jeune femme handicapée, seule héritière de la fortune familiale. La Petite Dame vit quasiment enfermée dans sa chambre avec sa servante. Autour de Haji Amou se trouvent également deux neveux, dont l’un veut épouser la Petite Dame.

Commence alors un jeu de domination qui va devenir de plus en plus brutal. Traditionaliste, sévère et misogyne, Haji Amou veut s’accaparer la fortune de son épouse et se débarrasser de La Petite Dame, la seule qui échappe à son contrôle dans la maisonnée. Elle cherche aussi à passer à l’offensive, seul moyen de se protéger. Et petit à petit, la description de la bonne famille bourgeoise iranienne va se transformer en un terrible jeu de massacre.

Parmi les grandes qualités du film, il faut noter sa capacité à générer une ambiance glauque par le seul jeu des couleurs, des lumières et du son. Dès le début, les contrastes créent dans l’image de grandes parts d’ombres et de ténèbres, ce qui se prolongera tout au long du film. Les couleurs d’un rouge glauque vont envahir l’écran dans les scènes les plus tendues ou brutales, créant une atmosphère à la limite de l’horreur. Quant à la musique, que le réalisateur a voulue atonale, elle renforce encore le malaise qui entoure le film.


Tragédie

Mohammad Reza Aslani multiplie donc les procédés pour créer ce malaise et détruire l’image de la famille bourgeoise. Il donne à son film l’allure d’une tragédie grecque avec les lavandières dans le rôle du chœur qui commente l’action. Et en même temps il reconstitue une époque avec une minutie rare. Le film balance sans cesse entre naturalisme et fantastique, dans cette inquiétante étrangeté que l’on peut trouver chez Buñuel.

Dans L’Échiquier du vent la maison tient un rôle décisif. C’est elle qui cristallise les tensions entre les personnages, chacun la revendiquant pour lui. Elle forme aussi un ensemble labyrinthique de couloirs et de pièces, agencés autour d’un escalier central qui est le lieu de rencontre des antagonistes. Enfin, chaque pièce semble avoir son identité, son atmosphère, sa lumière et ses couleurs spécifiques. Le travail visuel est exceptionnel.

Tout cela, et bien d’autres choses encore, font de L’Échiquier du vent une véritable découverte en même temps qu’une expérience sensorielle et perturbante. Un film qui mérite d'être découvert.


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le 22 mai 2022

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SanFelice

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