Avec l'Eclipse, Antonioni présente le troisième volet de sa tétralogie (L'Avventura 1960, La Notte 1961, L'Eclisse 1962, Il Deserto Rosso 1963). Je choisis de critiquer celui-ci qui semble à mon avis un des plus aboutis, mais aussi celui par lequel les précédents sont en résonance. Antonioni est un réalisateur de génie, et à n'en pas douter, s'il fait une suite de films, c'est qu'ils ont un lien.
Aussi ai-je choisi de voir dans les trois premiers volets une suite de vies. On a presque l'impression d'y voir la succession de vies différentes. Dans l'Avventura, le couple se rencontre. Dans la Notte, il se désagrège, sans réellement se dissoudre. Et au début de l'Eclisse, il se disloque. Mais là réside l'ambiguïté. La Notte, c'est la nuit, le moment du doute, des équivoques. L'éclipse, c'est le moment où jour et nuit se rencontrent. Et le troisième volet de cette tétralogie est une ambiguïté à lui-seul
En effet, Pierro (Delon, époustouflant) est ce qu'on appelle aujourd'hui un trader : il parie à la bourse. Hyperactif, entièrement immergé dans le monde de l'argent, il spécule sur la détresse des gens, et paraît insensible à ces pauvres bourgeois pleurant leurs placements perdus. Vittoria (Monica Vitti, qui me laisse sans voix...) est volage. A peine vit-elle dans le même monde. Elle semble faire tâche dans cette bourse où elle cherche sa mère, qui, elle, cherche son argent, et ceux qui le lui ont volé. Au milieu de ces monstres matérialistes, elle est une "nègre", la lance à la main, sortant de son monde par le couloir spirituel. Elle est la nuit, celle qui songe, celle qui est en-dehors du temps; et Delon est le jour, les responsabilités, la carrière.
Pourtant, la conjonction de ces deux-là, le moment de l'éclipse, qui partage le film en deux, provoque une parenthèse. Et tel Orphée, qui ne peut aimer Eurydice qu'en lui étant aveugle, Pierro ne peut consommer sa Vittoria que dans la nuit. Ainsi, du moment où ils se rencontrent réellement, nous ne le verrons plus jamais à la Bourse. Le jour a disparu. Pierro a pénétré un songe. Et ce songe enchanté, c'est l'allégresse de Monica Vitti, et le sourire qu'elle laisse sur nos lèvres lorsqu'elle rit. Lors de l'éclipse, aveuglante, la vie s'arrête; il n'y a plus que Vittoria et Pierro.
Mais lorsque l'éclipse est passée, lorsque la promesse du retour de la lune est dite, et qu'elle doit quitter le soleil, c'est la réalité qui reprend. Peut-être Antonioni aurait-il pu amener la réalité d'une autre manière qu'à travers cette double page d'un journal annonçant la reprise de la course aux armements. Mais cette réalité est brutale, inattendue. Les gens rentrent du travail. La rue est calme, déserte. C'est l'heure de la nuit, péniblement éclairée par quelques réverbères. Pourtant, si aveuglants, que l'on pourrait croire y voir le jour en pleine nuit, comme une lueur de Vittoria, alors qu'en se retournant, on voit qu'elle n'est pas là...
Le maître de la poésie, Antonioni.