ça y est ! J'ai eu le courage enfin de regarder ce film malgré les fortes appréhensions que j'avais. Je ne savais pas comment l'aborder. Entre curiosité et peur, encouragée par plusieurs retours et les histoires qu'a provoqué le film, j'ai décidé de me plonger dans l'histoire sulfureuse de Sada Abe durant le Japon des années 30.

Première scène d'ouverture : une musique enchanteresse, envoûtante, mystique, frissonnante inquiétante... où se glissent des écritures rouges sur fond marron orné d'un jeu d'ombres de lumières blanches au rythme des instruments à vent. Le réalisateur nous transporte déjà dans son univers hors du temps, où le spectateur ne peut plus faire marche arrière.

Ainsi commence cette "corrida de l'amour", à travers le regard de Sada, jeune servante à l'air innocent à la peau lumineuse et attirante. Le spectateur est tout de suite plongé dans l'univers de ces maisons aux portes coulissantes, où se mêle danses de kimono colorés,exaltation au saké, frénésie des plaisirs et scènes érotiques à chaque coin de pièce et où deux êtres scelleront leur destin par leur passion destructrice.

Surfant sur une vague érotique décomplexée, ce film laisse pourtant paraître beaucoup de reflexion. Les deux amants utilisent la sexualité et l’isolement comme échappatoire de la réalité. Cette réalité en est une bien précise dans le film : vue dans la scène où Kishi sort de chez le coiffeur et retourne chez lui, croisant en chemin un déploiement de soldats. Cette scène fait référence à un événement important de l’histoire du Japon, la mutinerie et la tentative du coup d'état du 26 février 1936. À partir de ce moment, un contrôle militaire s’installe sur la nation. La scène montrant Kishi et les soldats survient alors que le récit de "L’empire des sens tire" à sa fin, alors que Sada et Kishi sont depuis un bon moment séparés de la réalité où défilent les soldats. La scène nous le montre bien : les soldats défilent avec, à leur gauche, Kishi seul, écrasé contre un mur par les ombres du groupe qui ne semble pas se rendre compte de ce qui se passe.

Le réalisateur nous démontre l'impossibilité de nos amants à s'échapper plus longtemps; la dure réalité les rattrape soutenue par la demande morbide de Kishi prêt à succomber au dernier caprice sexuel de Sade.

L’artifice de l’échappatoire des amants (dans la sexualité et l’isolement) est mis en évidence par une habile liaison aux arts et au spectacle. Le sexe est associé dans le film au spectacle, ceci par des moyens assez simples, mais aussi par d’autres beaucoup plus complexes. (Rappelons-nous la scène où Sada joue du semisen en même temps qu’elle fait l’amour à Kishi ou celle, après le faux mariage, où un homme danse devant les protagonistes de la cérémonie qui s'extasient tous ensemble) La meilleure démonstration de la fausseté du fantasme dans lequel s’enferme Sada et Kishi se trouve dans la scène du faux mariage. Tout est joué dans cette scène, jusqu’à la fausse défloration de Sada qui joue la jeune mariée. Les geishas (leur maquillage étant déjà très près de celui d’actrices de théâtre) jouent les témoins de cette cérémonie-spectacle. Oshima théâtralise aussi en transformant les lieux où se déroule les actes sexuels (les nombreux hôtels, la maison de Kishi) en espace scénique. Il s’agit d’espaces clôts qu’Oshima filme sous peu d’angles différents et où nous sommes constamment renvoyés à l’idée d’un public (il y a pratiquement toujours quelqu’un - geisha ou servante - qui assiste à l’acte sexuel en tant que spectateur). Les pans des kimonos deviennent, lorsqu’ils s’ouvrent, les rideaux d’un théâtre où débute une représentation. Un territoire fantasmé, que le couple crée de toute pièce en se réfugiant dans le corps de l’autre. Les seins de Abe Sada ou le sexe en érection de Kichizo n’apparaissent jamais comme des intrus dans le cadre mais sont l’assise même d’un nouveau lieu qui se construit pour eux deux seulement.

Au travers de leur amour destructeur et dans toutes les scènes d’amour non simulées, la jeune femme choisit chacun de ses actes. Jamais dominée par Kichizo qui l’emploie pourtant comme servante, elle apparaît à l’image pleine d’une liberté ne laissant aucune place à ceux qui l’entourent. Oshima Nagisa enferme ses deux personnages dans des cadres de plus en plus clos, les rapproche à l’abri des yeux curieux, mais si fusion il y a, apparaît surtout la force d’une jeune femme prête à tout détruire par amour. Très tôt dans le film, après que Kichizo ait joui dans sa bouche, Abe Sada se relève doucement vers lui plus grande encore qu’elle ne l’était avant l’acte. La scène intervient si vite qu’elle ne peut être le climax de l’œuvre mais un simple avertissement : la jeune femme ne sera jamais souillée.

En choisissant des acteurs « classiques » pour faire l’amour devant la caméra, le réalisateur casse les barrières et veut marcher à contre-sens comme le font ses personnages. Ce qui fera qu'on ne pardonnera pas à l'actrice principale Matsuda Eiko d'avoir pris l'immense risque de jouer ce rôle car elle se suicidera sous la pression qu'engendra la notoriété de "L'empire des sens".

D'un érotisme sublime et infiniment troublant, positionnant le spectateur en voyeur consentant, ce film explicite et provoquant ne tombe jamais dans la vulgarité ou la facilité.
Intensément signifiant, chacun de ses plans, par ses jeux d'ombres et de lumière, de couleurs, hautement symboliques, est un éblouissement pour les pupilles et une gifle pour les sens.
Jamais l'art ne fut si proche de la pornographie, ni la poésie de la brutalité.

Oui j'ai été étonnée par ce film, et j'en ressors très partagée. Il m'a marqué l'esprit par le caractère foudroyant de cette femme, avide de plaisir, par l'esthétique majestueux de sa mise en scène, par l'ambiance feutrée et morbide qui se déroule sous nos yeux bouleversant toutes nos croyances que nous portons sur le genre érotique.

La scène finale résume à elle seule l'immensité du contenu : dans un dernier souffle arrachée, Sade atteint le paroxysme de sa jouissance, tentant dans une ultime danse d'échapper au contrôle de ce monde par le dernier don de chair que lui offre Kishizo.

L'Empire des Sens bouleverse les nôtres, imprimant à jamais son esthétisme et sa puissance dans nos rétines.
AudreyAnzu
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le 12 avr. 2013

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AudreyAnzu

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