La première fois qu’il rencontre ses élèves, noyés dans un joyeux bordel, Richard (interprété avec brio par Igor Samobor), professeur d’allemand remplaçant, leur fait accomplir un rituel. Il s’agit de se lever à l’arrivée d’un professeur. Il les prend de court, car cet acte qu’ils ont l’habitude de respecter « parce qu’il le faut » est, pour eux, dénué de sens. Pour le professeur, c’est ce qui distingue un être humain d’un animal. Le ton est donné, ici, la discipline règne. Parmi les élèves, Sabina se demande « mais alors à quoi ça sert de vivre ? ». Dans un système hiérarchique, selon Richard, la vie s’organise autour d’un système, ici l’école, dont chacun est un rouage. Ce système-là, les élèves l’acceptent tant que la discipline est aussi douce que joyeuse. Richard vient alors rappeler aux élèves leur incompétence, leur faiblesse, leur inaptitude à devenir adulte alors que c’est ce qui les attend fondamentalement après cette année charnière de Terminale : la vie, la vraie. Ce que cherche avant tout ce professeur, c’est faire comprendre aux élèves que « rien n’est blanc, rien n’est noir » (cette phrase revient deux fois dans le film). Cela semble d’une évidence criante, pourtant, au regard de la montée en puissance de la tension (rejet, violence) qui s’installe dans le film, il est bon de le rappeler. Cette classe en révolte a tout de celle que décrivait déjà Dennis Gansel dans La Vague, à la différence près que le professeur n’est pas adulé ici. Un rouage va faire flancher le système, remis en cause, mais c’est finalement lui qui sort vainqueur, pas les hommes qui le composent. « La vie continue ». D’un côté, certains cherchent à accomplir un deuil difficile, de l’autre, Richard ne laisse aucune place au hasard, ni à l’hésitation. Le film est donc une confrontation.

Si le film n’est pas tout à fait un miroir de « toutes les sociétés », c’est que certaines situations ne peuvent se comprendre sans connaître un peu du passé comme du présent de la Slovénie. Il y a d’abord ce rejet de l’autoritarisme en langue allemande (le terme « nazi » est employé assez vite), pour un pays marqué par la Seconde Guerre Mondiale pendant laquelle régnait l’obligation, pour tous les élèves des écoles, de parler allemand. Dans la tête de ces jeunes-là, entendre leur professeur les sermonner en allemand équivaut à être un « nazi » (c’est l’insulte principale que reçoit le professeur). D’autre part, la Slovénie connaît un taux de suicide chez les jeunes plutôt élevé ces dernières années. Deux sujets tabous donc, abordés par un jeune cinéaste qui a vécu, dans sa jeunesse, la même situation que celle décrite dans le film. Il n’était pas un des protagonistes, mais cette histoire de suicide et de remise en cause du système éducatif ainsi que du professeur (la figure de l’autorité aujourd’hui peu crainte), il en a été l’observateur attentif. C’est sûrement pour cela que son film est mis en scène comme une confrontation où la caméra ne choisit jamais de camp (et tremblotte à cause de cette mode « réalisme à l’épaule », mais c’est autre chose). Chaque acteur joue avec la certitude que son personnage a raison, d’où la force et l’emballement des situations. Par un subtile jeu de caméra et de placement des corps, le réalisateur ne marque jamais le passage des jours et n’entraîne à aucun moment son récit dans un discours trop politique. Il observe, avec une relative neutralité, l’engrenage dans lequel quelques élèves – c’est à leur hauteur qu’il filme, le spectateur étant comme immergé parmi ces adolescents pas si sûrs d’eux – et leur professeur, qui fait quelques erreurs dans sa communication. C’est intéressant de voir à quel point le film engage tout un discours qui résonne avec nos sociétés actuelles, même s’il se départit de filmer l’extérieur et donc de confronter cette histoire à la réaction de ceux qui y seraient moins impliqués. On verra donc qu’il est difficile, vraiment, de faire d’un sujet de société clivant, l’objet d’un cours. Comment parler de la mort d’un élève dans un sujet de dissertation, sans paraître vouloir rebondir, passer à autre chose trop rapidement ?

Chaque réaction extérieure à celle jugée comme « la bonne » par les élèves devient alors suspecte. D’aucun préfèrera dire, maladroitement, qu’il veut passer à autre chose, on le bannira. Pourtant, les élèves finiront peut-être par se rendre compte eux-mêmes que ce qu’ils reprochent aux autres est aussi dans leur manière d’agir. Dès lors, le film est, parfois maladroitement, mais avec des procédés assez habiles, une réflexion sur les réactions individuelles et collectives. Comment savoir quelle décision est la bonne ? Devant le suicide, acte inexplicable et inexpliqué ici puisque Sabina n’a pas laissé de lettre, chacun tente de trouver un coupable, mais la difficulté reste de chercher les bonnes réponses. La force du film est qu’il ne cherche pas à prendre position en faveur de l’un ou de l’autre côté. Le film oppose la réflexion à l’émotion. D’un côté, une froideur clinique qui veut tout définir (et faire définir), maîtriser, analyser et, de l’autre, des élèves en pleine ébullition, qui réagissent avec leurs tripes et s’encouragent à aller toujours plus loin. L’effet de groupe, autre parallèle avec La Vague, est également une des facettes qu’analyse Rok Bicek avec talent. Son film décortique donc un système de l’intérieur, entre au cœur d’un monstre froid. Il offre quelques scènes très fortes, comme lorsque les élèves installent des bougies dans toute l’école jusqu’à la salle des professeurs ou encore quand la meilleure amie de Sabina, plus détachée du groupe de rebelles, lit sa dissertation dans laquelle elle s’interroge sur l’acte de sa copine disparue.

Les interprètes des élèves ont cette fougue de la jeunesse, avec la force et faiblesse (les deux mêlés) de leurs visages et de leurs affirmations. Leurs rôles sont plutôt justes, le réalisateur se dédouanant en affirmant qu’ils ont réellement existé dans son école. Pourtant, pour rendre son film plus « fort », il a donné à chacun une figure reconnaissable et donc quelque peu archétypale : le jeune garçon meurtri par la mort de sa mère, la jeune fille à l’allure garçonne, l’asiatique sage, le rigolo de service et le plus tendancieux d’entre eux, capable de comparer les homosexuels à des animaux et d’accuser son prof d’être un nazi et ce, dans la même phrase. C’est ce dernier le plus virulent car, derrière ce suicide, prétexte à une rébellion, il pense pouvoir remettre en cause tout le système. Pour lui, les notes, la pression, ça ne fonctionne pas. Là encore, la société et ses dérives sont visées. Mais le système éducatif reste trop survolé. Ainsi, les autres professeurs de ce lycée ne sont que des silhouettes sympathiques, ayant troqué l’éducation pour une vaste garderie, mention spéciale à ce rôle de prof de sport forcément « blonde » et un peu « cool/bête ». Quant aux parents, qui apparaissent dans une scène de confrontation entre eux (toujours placés face au prof qui leur oppose sa connaissance, sa maîtrise de lui-même) et l’école, ils ne sont finalement que les caricatures de leurs progénitures, le réalisateur semblant vouloir dire qu’ici les parents sont aussi responsables de la dérive. D’ailleurs, les parents de Sabina affirment que c’est parce qu’ils l’ont adopté qu’elle s’est suicidée. Elle venait de l’apprendre. Les parents, l’école, la sensibilité, la peur de l’avenir, le trou noir… Voilà sûrement mille raisons pour Sabina d’avoir voulu quitter le monde. Se laisser couler et délaisser au vivant la responsabilité d’accomplir des rituels, de remplir leurs journées et de tenter de remonter le courant.

Avec de grosses faiblesses (des caricatures un peu énervantes principalement) dues certainement à la force de son propos, ici mis en scène comme une démonstration, Rok Bicek réalise un premier film sur le fil. Quelque chose entre la grâce de comprendre et la force de l’émotion. « Apprendre n’est pas savoir, vouloir n’est pas pouvoir ». C’est une des premières choses qu’explique Richard à ses nouveaux élèves. Son erreur aura été de les mépriser un peu au début, de ne pas chercher à les écouter. Il faut les deux tensions pour faire un homme : l’envie de comprendre, la joie de ressentir. Entre les deux, il y a des décisions à prendre, le droit à l’erreur et la peur d’être plongé dans un labyrinthe sans fin et de l’erreur qui entraînera l’exclusion. A la fin, le professeur explique, détaille, ne prend jamais le parti de la réaction à chaud et décide de ne pas accompagner ses élèves en voyage scolaire, moment de relâchement avant le grand bain de la vie d’adulte. On les quitte au milieu de l’eau, dans un bateau. Ils sont redevenus des adolescents parmi lesquels la figure fantomatique de Sabina se promène, comme un vieux rêve. Eux semblent comme apaisés.
eloch

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