“For every car there is dirt.”
Dès le premier plan fixe, où Gene Hackman passe à grand peine une barrière de fils barbelés pour rejoindre la route et devenir le concurrent en autostop d’Al Pacino, l’univers est placé. Prologue programmatique, il annonce une route infinie sous une lumière à la fois dorée et désenchantée, le lien puissant qui va unir ces deux hommes si différents que seul le statut social peut réunir, entre tendresse et désespoir.
Road movie sans voiture, L’épouvantail explore cette Amérique anti glamour, où la réussite est encore une lointaine promesse déjà abimée par de multiples échecs, où les femmes sont abimées et les foules dans les bars prêtes à en découdre pour croire exister. C’est très clairement une relecture de Des souris et des hommes de Steinbeck, du moins dans son point de départ : les deux hommes rêvent d’un projet modeste, et se fracassent progressivement aux aspérités de la réalité sociale. La différence réside dans la modernité du propos et la finesse de l’analyse psychologique : chaque personnage, celui de Max en tête, est son propre pire ennemi.
Hackman et Pacino, deux géants à l’aube de la carrière que l’on connaît, permettent au film de dérouler une amitié comme on en voit peu. Le regard porté par le personnage de Pacino, tout en fraicheur et en enthousiasme naïf (d’un contraste saisissant entre ses deux performances des Parrain I & II) opposé à la violence instinctive de son comparse occasionne un récit initiatique véritablement émouvant, ponctué de scènes comiques qui affinent l’attachement qu’on peut avoir aux personnages. Une scène centrale, où Pacino doit divertir la caissière pour qu’Hackman puisse voler un article, résume bien la situation : sa performance est tellement inattendue et insolite qu’Hackman finit par lui-même le regarder en en oublie son larcin.
La principale réflexion est en somme celle du spectacle, motif récurrent du film : en prison, à travers la symbolique de l’épouvantail, les scènes d’amusement collectifs dans les bars. Pacino, trublion débrouillard, a compris l’intérêt de divertir le public et dessine un nouveau rapport à l’étranger qui modifie celui de Max : on aboie ou on rit, on se frappe ou l’on danse. Cet épanouissement de Max vers la socialisation, d’une scène de bagarre à une séquence de striptease improvisée pour désamorcer une nouvelle irruption de violence, est la véritable et inconsciente quête du film.
[Spoiler]
Seulement, pour revenir à Steinbeck, la tragédie reste en germe. Comme pour rétablir un sinistre équilibre, le personnage de Francis se dilue progressivement au contact de Max, et ce que ce dernier gagne en sérénité, le premier semble le perdre. Au début du film, Francis refuse d’appeler son ex pour venir voir leur enfant, ne pouvant affronter l’idée d’un refus. Au terme de son voyage, il revient sur sa décision et appelle, pour s’entendre dire que celui-ci est mort, mensonge de son ex destiné à le faire culpabiliser. A son périple vers la vérité s’oppose cette dernière affirmation, ce passé qui ressurgit et le bloque vers un spectacle tragique, cette superbe scène de la fontaine où son jeu destiné aux enfants du parc vire au délire inquiétant. Le discret guide se brise, et laisse seul son compagnon dans une situation de nouveau transit, à la différence qu’il prend, à la dernière scène, un aller-retour.
Fim émouvant, social, humain et profondément authentique, L’épouvantail, Palme d’or en 1973, est de ces récits d’une autre Amérique qui ne s’oublient pas.