Traduire Skepp Till India Land – qui n’informe que d’une destinée et de son moyen de transport – par L'Éternel Mirage place l’œuvre de Bergman sous le signe initial de la fatalité alors que cette dernière harcèle le récit sous la forme d’un vaste crescendo dramatique. Car l’encadrement d’une contemporanéité autour d’un regard tourné vers le passé permet au personnage principal, et par la même occasion au spectateur, de mettre en relation les fragments épars d’une existence pourtant tracée, tragédie dont chacun est conscient mais dont peu l’acceptent réellement. Il y a un parcours émotionnel, un être qui ferme les yeux au risque de ne plus jamais les rouvrir pour comprendre la vie et sa signification. On voit notre couple s’enlacer derrière un rideau de porte obstruant la mobilité d’une forme corporelle et du désir qu’elle traduit par la verticalité tragique de ses traits ; tout est dit, la route individuelle sera poursuivie, la violence et l’ivrognerie paternelles seront héritées jusqu’à ce que la cécité vienne tout éteindre. Plan composé dans l’entrée d’un appartement : porte et armoire de part et d’autre du cadre, au centre la bouteille d’alcool, à même le sol. Inutile de s'élever quand notre condition terrestre nous maintient au sol. Inutile de prendre un navire pour l'Inde - symbole exotique - puisqu'il nous ramènera à notre point de départ. On ressent déjà deux thématiques chères au réalisateur : d’une part la conscience d’une finitude à l’œuvre dans chaque mouvement, chaque action, chaque entreprise ; d’autre part l’aveuglement de l’individu sous l’effet de ses pulsions. Hors de ces deux réalités, le monde n’est que représentation, théâtre fauché sous ses airs de luxe, artifice auquel on revient par facilité pour gagner sa vie, pour entretenir autrui ou être entretenu. Sur son lit, lieu de naissance et de mort, lutte une folle apparente pourtant lucide sur sa condition existentielle contre le retour de l’illusion et de l’éphémère, donc de la souffrance inutile. Bergman propose un subtil équilibre entre violence et naïveté, conscience et insouciance, donnant lieu à des scènes tragiques parsemées de comique (ces deux amoureux sur la plage, nos deux femmes entourant Sally) qui dynamitent un classicisme général parfois pompeux mais mis en scène avec grandiose. Comme si la grandiloquence par l’image servait de discours muet sur la cécité existentielle.