L'Hiver
L'Hiver

Film de Marcel Hanoun (1977)

Des quatre films du cycle des saisons, L'Hiver est celui qui vitupère le plus frontalement l'appétence mercantile des producteurs. Une partie du récit en fait la démonstration : Julien, cinéaste, réalise sereinement un documentaire de commande à Bruges jusqu'à ce que la venue de sa femme, Sophie, et d'un producteur vienne l'arrêter dans son élan. L'irruption de ce dernier n'est évidement pas d'ordre amical. Il vient solliciter Julien pour mettre en scène un film ambitieux, concret, "comme ça", à partir d'une belle et généreuse histoire. Le réalisateur désapprouve la démarche : "Le cinéma ce n'est plus une question d'anecdotes, c'est un langage en soi, une vision…" et non la simple illustration d'un récit. "Allez faire comprendre ça aux distributeurs, et même au public" retorque le producteur, tandis que la caméra oscille entre lui, Julien et un écran cathodique diffusant un bulletin d'information sur la guerre du Viêt Nam. Soit. C'est non sans désapprobation que Julien accepte - certainement plus par contrainte que par envie - et abandonne son projet documentaire sur la Venise de Belgique. Sophie s'insurge : "Julien ce n'est pas possible… Mais enfin, ton film." Son ironique réponse entérinera sa capitulation : " Mais enfin il n'existe pas, C'est monsieur qui me l'a dit."

L'autorité coercitive des producteurs est ici réprimandée. Seulement, ces séquences comptabilisent à peine cinq minutes du film dans toute sa durée. Elles ne sont que la figuration intelligible du discours que Marcel Hanoun déploie dans l'intégralité de ses œuvres, à savoir, libérer la création de toutes contraintes hiérarchiques. Le cinéaste est catégorique : la forme discourt plus que le récit. Hanoun n'est pas un cinéaste militant. Il ne se sert pas d'un récit - ou d'un film dans sa globalité - pour défendre un point de vue politique. Aucune de ses œuvres ne sont des pamphlets assumés condamnant l'industrie culturelle. Ses films n'en demeurent pas moins politisés et s'inscrivent au sein d'une doctrine esthétique que le cinéaste développera tout au long de sa carrière : mettre en image un quelconque évènement, tragique ou controversée, dans le dessein de le réprouver, s'avère moins politique que le geste d'un cinéaste qui choisirait au contraire de l'occulter. Un film politique est suggestif et équivoque afin que le spectateur puisse participer activement à son élaboration pendant la projection. Une œuvre politique montre et dissimule, relègue l'évènement en hors-champ, établit des espaces d'investissement. Surtout, un film politique exploite toutes les possibilités formelles de son médium, n'a que pour seul sujet lui-même et construit son identité de film "dans ses techniques et dans son écriture, dans la mise en acte des ses structures affrontées à notre regard. (1)" De là à supposer que Marcel Hanoun penche en faveur d'un art autonome, il n'y a qu'un pas.

L'Hiver coche bien évidement toutes les cases énoncées ci-dessus et se révèle encore plus cryptique que L'Eté. Le premier visionnage déroute et interroge. Incompréhensible, dédaléen, glacial, le film ne tient pas à s'expliciter quant aux nombreux embranchements qu'il enchevêtre. Mais la méprise serait justement de tenter d'y accoler une justification logique par une interprétation qui, au mieux, apparaitra douteuse. L'Hiver n'a pas pour vocation d'être compris, mais ressenti, d'être malléable pour se donner entièrement au spectateur, de s'ouvrir in extenso et d'être multiple. Marcel Hanoun tient à ce que ses œuvres soient appréciables d'une multitude de manières, aussi nombreuses qu'il y ait de spectateurs. L'important consiste à être prédisposé à éprouver le film, à ressasser mentalement les images visionnées, à éclaircir soi-même ce qui apparaît obscur.

Cette posture se corrèle à une exploration du médium cinématographiques et de ses potentialités esthétiques. L'Hiver est un pur film de montage et juxtapose plusieurs pans de réalités. La métamorphose du réel au contact de la forme filmique constitue le motif principal que Marcel Hanoun cisèle tout au long du cycle. L'Hiver en est le pinacle - encore que Le Printemps le talonne de très près. Ce n'est pas moins de quatre réalités que le film entremêle : celle de Marcel Hanoun lui-même qui intervient en voix off seulement au début pour corriger la diction de Michael Lonsdale ; celle du documentaire de commande, des images capturées par la caméra de Julien et son chef opérateur ; tout ce qui existe en dehors du film de Julien, point de vue faisant alors office de Making Of et permettant à la fois de découvrir les vicissitudes des personnages au sein de la ville de Bruges ; et l'idylle de Sophie avec Marc, rencontré par hasard dans le musée Groeninge, qui a pour particularité d'être ambiguë puisque rien n'indique clairement qu'elle ait effectivement eu lieu et n'est pas un mensonge - ou un fantasme - créé de toutes pièces pour rendre jaloux Julien, obnubilé par son travail.

Les quinze premières minutes du film instaurent un semblant de cohérence. Si le tout début semble confus, un repère visuel s'installe très vite pour délimiter deux des quatre réalités : les images provenant du documentaire de Julien sont en couleurs, les images en dehors de ce dit-documentaire sont en noir et blanc. L'arrivée de Sophie vient cependant bouleverser cette présupposée règle. La couleur contamine sporadiquement l'univers diégétique des personnages si bien que l'on se demande quelques fois si telle image appartiennent bien à sa réalité propre. Distinguer leur nature se corse, encore plus par un montage épileptique, décousu, anti-narratif, et par l'ajout des déambulations lascives de Sophie et Marc, filmées en couleurs. Toutes ces réalités s'accolent, se touchent, s'entrecroisent - au point où les peintures flamandes déjeunent à la même tablée que les personnages - jusqu'à complétement s'amalgamer à la fin.

Une nouvelle fois, L'Hiver s'apparente à un labyrinthe et essayer d'en trouver la sortie est une erreur. Au contraire, il faut, à la manière de Sophie flânant en solitaire dans les ruelles, canaux et musées de Bruges, de Marc agrémentant méticuleusement son panel d'images de la ville, profiter de sa sinuosité, espérer les embranchements, se réjouir des impasses. Il n'y a pas de récit à suivre, de "belle histoire" à apprécier, mais un film à ressentir, à compléter, à posséder. L'affect se substitue à l'entendement pour que le réel et l'imaginaire se confondent.

Le Cinéma de Marcel Hanoun est instinctif. La conception de L'Hiver tient plus d'un assemblage spontané de plans éparses que d'un film réfléchi bien en amont. Les images dans le moniteur, la phase de montage s'accorde au travail du musicien. A la manière d'un compositeur de Jazz qui tâtonne son clavier, essaye cette note puis une autre, enchaîne le tout par la seule vélocité de ses mains, à la recherche d'une idée initiale qui préexisterait avant même sa conception, Marcel Hanoun palpe la matière - la table de montage - pour constater les nombreuses éventualités qui s'offrent à lui et suivre celles qui synthétiseraient au mieux L'Hiver.

(1) Hanoun Marcel, Cinéma cinéaste, Notes sur l'image écrite, p. 23.

YohannBriand
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le 22 juil. 2024

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