L’Homme de la rue (Meet John Doe) a toujours fait l’objet d’une controverse, d’un malentendu – sur la manière et l’idéologie de son auteur, naïvement humaniste, humainement naïf, voire simpliste, et réactionnaire. Les critiques, d’autant plus brutales qu’elles ne s’accompagnent que de très peu de commentaires, recouvrent dès la sortie du film la fine fleur des politiciens et des idéologues,de Brasillach et la droite extrême (jusqu’à traiter Capra de « penseur officiel d’Hollywood ») à la gauche et à ses représentants les plus emblématiques comme Georges Sadoul.
La « controverse » trouve à se prolonger jusque sur SensCritique, à travers, par exemple, la très bonne critique, argumentée et balancée de virgule virgule :
http://www.senscritique.com/film/L_Homme_de_la_rue/critique/25937216

La meilleure façon d’aborder la question est peut-être de s’intéresser d’abord au discours, à la longue « prédication » qui déclenche tout, d’abord marmonnée, puis progressivement lancée avec flamboiement par John Doe / Gary Cooper, et magistralement filmée – Faut-il la prendre à la lettre comme le font nombre de commentateurs ? Dans ce cas, le message serait effectivement assez simpliste : « pour sauver le monde, il suffit de devenir ami avec son voisin … »

En fait, à peine est-elle énoncée que les contre-indications se multiplient :
- la plus évidente d’abord : ce texte si prenant est un faux ; d’abord parce que John Doe n’en est pas l’auteur (c’est la journaliste cherchant à sauver sa place et sa tête), et la journaliste elle-même n’a fait que reprendre à la lettre un texte autrefois rédigé par son père …, mais il y a mieux, à travers les réactions immédiates des principaux intéressés,
- du côté des « gentils », avec le grand ami SDF de John Doe, le Colonel, qui refuse immédiatement de croire à cette avalanche de bons sentiments et l’invite à prendre immédiatement la fuite (ce qu’ils vont faire d’ailleurs …),
- du côté des "pourris", qui au contraire s’engouffrent immédiatement dans la brèche dès qu’ils sentent l’enthousiasme populaire, sans doute parce qu’ils ont immédiatement compris que ce brûlot n’était pas bien dangereux …

Quelques entrées, quelques références très classiques peuvent permettre de progresser, de façon d’abord fragmentaire, dans l’analyse d’une œuvre bien plus complexe que le message apparent (du type Everybody’s brother) pouvait le suggérer :

TRUMAN

Celui du Truman Show, évidemment – avec une manipulation comparable, la recherche d’un héros qui vous ressemble, « l’homme de la rue », vous et moi, offert en pâture à la foule – pour un succès sans limites, jusqu’à rendre impossible, pour ce héros malgré lui, toute fuite, tout retour vers lui-même. Quelques bémols toutefois : John Doe est informé dès le départ, il peut même se prendre au jeu, se confondre avec l’image ainsi créée ; et surtout – « l’homme de la rue » n’est pas vraiment n’importe qui. Au terme d’un « défilé de mode » sélectif de tous les clochards intéressés par l’emploi, d’un casting de gueules répugnantes ou burlesques ( !), c’est évidemment Gary Cooper qui va être retenu ; On est dans la société du spectacle, on y reviendra.

PYGMALION

La figure s’impose encore avec plus d’évidence – celle de la créature, modelée, façonnée, créée, qui finit par échapper à son créateur. Sauf que la créature n’est pas née ex nihilo : John Doe, héros et acteur, ou John Willoughby, ancien joueur de base-ball clochardisant ; et la question se pose déjà : Pygmalion, décliné au féminin, va-t-il tomber amoureux de sa création ou de l’individu qui l’habite ? De Doe ou de Willoughby ?

J. C.

Le message christique peut sembler évident – d’autant qu’il est on ne peut plus simple : aimez-vous les uns les autres, l’amour du prochain etc. On l’a vu dans le grand discours initial, on le verra encore dans le discours encore plus long et plus prédicant du fondateur du premier club John Doe. Toute la construction du film repose apparemment sur ce message et sur l’arrivée d’un inconnu, dont la parole finit par rassembler les humbles, avant que ceux-ci ne le rejettent et qu’il choisisse de se sacrifier pour sauver le monde. Mais les choses ne sont pas si simples : dès que la religion se manifeste directement, avec l’irruption d’un prêtre avant même que John Doe ne puisse prononcer son ultime discours et avant qu’il ne soit exécuté par la foule, réduite à ce moment à un extraordinaire alignement de parapluies, à ce moment-là précisément tout bascule. Quant au sacrifice final …

L’Homme de la rue est aussi une mise en abyme du cinéma – univers d’illusion, de manipulation, on écrit le synopsis (ici une fausse lettre provocatrice), on cherche l’acteur (on l’a vu, après un casting très rigoureux), on forme l’acteur (ses expressions pour la photographie, sa gestuelle, le gimmick de son lancer de base-ball, sa diction, et de fait Gary Cooper se révèle acteur remarquable), on écrit le scénario – et il est passablement différent du synopsis : la lettre initiale avait une tonalité profondément politique et dénonciatrice, le discours est surtout lénifiant et bien innocent …. Il ne reste plus qu’à choisir les techniciens, les décors, à soigner la mise en scène et via des producteurs à peine caricaturaux à contrôler tout cela.

Les acteurs sont d’ailleurs excellents : Gary Cooper magnifique en John Doe, marmonnant, marmottant bredouillant, puis sans transition visible finissant par s’affirmer et tout emporter, longue silhouette dégingandée et branlante plus qu’impressionnante lorsqu’elle commence à se redresser, puis de nouveau à décliner. Et Barbara Stanwick, pile électrique, à la logorrhée intarissable qui pourrait s’avérer insupportable si elle ne soutenait pas tant de charisme et de charme.

Au-delà du cinéma, L’Homme de la rue met déjà en perspective toute la société de communication, à commencer par les politiciens dont le bagout, les capacités de manipulation, de récupération sont encore très supérieurs à celle des artistes. Et le sommet de la manipulation est atteint lorsque la foule, qui s’était passionnée pour le faux discours de John Doe s’apprête à le lapider quand il tente, vainement, de dire la vérité.

Ce besoin de la presse, des politiques et de leurs communicants de créer un nouveau produit, un nouveau héros, jusqu’alors parfaitement inconnu mais correspondant à l’attente la plus forte du public, a pu trouver récemment le plus inattendu des avatars avec l’apparition de … Sarah palin (!), créature qui a d’ailleurs fini par échapper à ses créateurs et à précipiter leur défaite, fascinante histoire dont rend parfaitement compte le film Game change.

Une « idéologie » commence à se dessiner, une esquisse –qui pourrait finir par ressembler à un portrait de Frank Capra :

• le PESSIMISME, très profond (alors qu’il passe le plus souvent pour un optimiste invétéré) : les responsables, politiciens en tête, presse, hommes d'affaires sont véreux, corrupteurs et corrompus ; la femme est vénale, strictement intéressée ; et surtout le peuple est manipulable, moutonnier, toujours prêt au lynchage – au reste ce n’est pas le message humaniste de John Doe qui attire immédiatement la foule mais la perspective de sa mort violente et en public – le spectaculaire et le sang ;
• l’INDIVIDUALISME : en opposition évidente avec la foule anonyme, mais pas n’importe quel individu – Gary Cooper plutôt que n’importe quel quidam …
• le NATIONALISME : il est indiscutable (Capra a d’ailleurs énormément donné pour les USA, sur le terrain et par ses films de propagande, pendant la guerre) ; il apparaît ici, de façon très explicite, dans le discours du rédacteur en chef, Connell (avec évocation du drapeau, de l’hymne, de la guerre même, non sans émotion, avec la mort de son père sous ses yeux), discours qui va définitivement emporter l’adhésion de John Doe contre les politiciens pourris ;
• l’HUMANISME, tout aussi évident et incarné par le Colonel (et le mot se prononce de la même manière que Connell … humanisme et nationalisme, deux faces d’une même médaille), le clochard ami, qui dès le début se défie des beaux discours, pressent, voit les manipulations, invite à fuir. Un humanisme libertaire – avec une réserve : l’incarnation de cette liberté par le mythe du clochard heureux …

On voit bien que le film est infiniment plus riche, plus complexe qu’une première vision pouvait le laisser penser.

Et l’épilogue, remarquable, permet de tout replier – non sans à nouveau une grande complexité.

Tout d’abord les options de réalisation se modifient complètement : on passe d’une mise en scène relevant largement du cinéma burlesque (l’élément sonore ajouté lorsque John Doe exécute son geste de base-ball) à un final très expressionniste et très sombre : les contrastes absolus entre les blancs et les noirs qui finissent par tout couvrir (la plongée sur la ville du haut de la haute tour, celle-ci par contre totalement blanche), les plongées vertigineuses, les surimpressions de plus en plus rapides, le défilé très inquiétant de tous les drapeaux et des pancartes des provinces, le jeu magistral sur les ombres, les travellings accompagnant les silhouettes noires lors de la montée au sommet de la tour, l’image récurrente de l’horloge …

Et là encore, mais pour la dernière fois, il faudra se garder de toute conclusion trop anticipée :

• pas de fraternité optimiste entre les humains, même si tous les groupes se retrouvent (mais en gardant les distances entre groupes) au sommet de la tour : notables et politiciens d’un côté, délégués du peuple d’un autre côté, sans doute pour des combats futurs ; Everybody is not your brother …
• pas davantage d’humanisme à la façon par exemple d’Albert Camus dans le mythe de Sisyphe : « la lutte suffit à remplir un cœur d’homme » ; les clubs John Doe peuvent se multiplier, ce n’est plus l’affaire de John Doe ;
• et pas de sacrifice mystique ou religieux.

John Doe s’en va - enfin, avec la femme et l’amour, et eux seuls, sans doute pour la plus individualiste des conclusions, mais à l’optimisme très incertain.

John Doe est redevenu John Willoughby.
pphf

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