Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume disait en 26 lettres bien comptées le fameux pangramme rendu célèbre par Georges Perec. Woody Allen, très loin des considérations ludiques de l'Oulipo, nous propose quant à lui de faire la connaissance avec le vieux juge qui court et qui boit du soda ! Un personnage totalement secondaire de l'histoire - dont on ne saura finalement peu de choses - mais qui a son importance quand même car c'est sur sa personne que va se concentrer le ressentiment de Jill, une accorte étudiante (Emma Stone) et surtout d'Abe, son tristounet professeur de philo (Joaquin Phoenix) sujet à de gros coups de mou...
Si ces deux-là en sont arrivés à la conclusion que la terre se porterait mieux sans l'existence de ce détestable personnage (vous découvrirez pourquoi), il ne s'agit pour Jill que d'une pensée en l'air, évidemment dénuée de tout désir de réalisation. Mais il n'en est pas de même du prof dépressif qui va voir dans ce projet - l'élimination du juge Spangler - l'occasion de passer de la vaine théorie des mots à celle bien plus efficace des actes ! Ce type empoisonne l'existence de pauvres gens ? Eh bien voyons-voir à quel poison pourrait-on assaisonner la sienne ! La ciguë ? - philosophique à souhait mais trop instable - La strychnine ? - trop amère - l'arsenic ? - pas assez radical - le cyanure ? Oui ! Et si facilement accessible via le labo de chimie de la fac !
Nous voilà embarqués dans une comédie au scénario délicieusement criminogène.
Et c'est, de mon point de vue du moins, la plutôt bonne surprise de ce film. Je m'attendais à un drame sentimintelloprisedetête quelque peu confondant et/ou déprimant, la faute sans doute au casting et au pitch - un Joaquin Phoenix malheureux pris entre deux feux/femmes- comme un écho au film de James Gray Two Lovers alors qu'en fait L'Homme irrationnel, loin d'être un film intimiste est une de ces mécaniques à la fois sombres et pleines d'humour dont Woody Allen a le secret.
Le personnage d'Abe s'inscrit ainsi dans une galerie déjà bien étoffée de personnages masculins ambivalents : le jeune tennisman aux dents longues de Match Point, l'ophtalmologue assassin de Crimes et délits, ou encore Peter Lyman, ce brillant politicien londonien derrière lequel se cache en réalité le "tueur aux tarots" dans Scoop. Autant d'hommes victimes de leurs pulsions criminelles là où rien ne les y obligeait. De la lumière à l'ombre, de la réussite à la déchéance il n'y a qu'un pas : avec ce personnage complètement aveugle au bonheur qui se présente à lui, c'est comme si le réalisateur lui-même, dont le parcours a été plusieurs fois entachée de soupçons, mettait en scène sa propre part d'obscurité, d’irrationalité.
Une mise en scène lumineuse pour une comédie noire et cynique.
Personnages/interprétation : 7/10
Scénario/histoire : 8/10
Mise en scène/réalisation : 8/10
7.5/10