Parmi ce qui m'intéresse tant chez Woody Allen, il y a ses réflexions souvent désabusées sur les questions de morales. Allen est ce genre d'artistes (ceux que je préfère) qui dissimulent l'intelligence de leur œuvre sous les allures faussement légères.
Cet Homme Irrationnel s'inscrit dans la droite ligne de Match Point et surtout de Crimes et délits, qui doit être mon film préféré du cinéaste.
Avant même d'être une analyse pointue et subtile de la morale, le film est d'abord un double portrait psychologique remarquable.
D'un côté, il y a Jill. Elle s'intéresse d'abord à Abe parce qu'il souffre. C'est la souffrance de l'autre qui l'attire, d'abord parce que c'est romantique, ensuite parce que ça lui donne l'idée, l'impression qu'elle est utile, qu'elle a une mission : sauver l'autre, que ce soit de son zona ou de sa dépression.
Ensuite, elle se dit qu'elle en est amoureuse. En fait, elle était sûrement déjà convaincue d'être amoureuse avant même de l'être vraiment. Allen est très fort pour étudier, mettre à nu le cheminement psychologiquement qui se fait dans ses personnages. C'est tellement romantique d'être amoureuse de son prof de fac, qui lui-même est tellement romantique en intello profond et souffrant. Le romantisme (de pacotille) est le maître mot pour elle.
Lui est un prof de philo désabusé, rejetant la philo en elle-même car elle n'est que du verbiage déconnecté de la réalité. Ses propos sur Kant sont significatifs : une philo toute théorique mais inapplicable dans la réalité, une philo qui n'incite pas à agir, n'a strictement aucune utilité pour supporter la vie quotidienne. Or, c'est là le problème majeur d'Abe : se confronter à la vie, la vraie vie. Il est déprimé parce qu'il n'agit pas, parce qu'il n'est rien d'autre qu'un petit prof sans importance n'ayant rien accompli de sa vie. Collectionner les femme ou boire de l'alcool, c'est la même chose : pour lui, tout doit être ivresse, même le grand air, car l'ivresse le détourne de sa propre vacuité, lui fait oublier, au moins momentanément, qu'il n'est rien.
Ainsi, comme disait le Lorenzaccio de Musset : « ce crime, c'est tout ce qui me reste de ma vertu ». Abe pourrait dire que le meurtre, pour immoral qu'il puisse être, est ce qui reste de sa vie. Il en fait une œuvre morale, il l'habille des oripeaux de la vertu, de l’utilité publique. Le monde sera meilleur sans ce juge. Il invente le principe de « meurtre moral ».
La réalisation cherche d'ailleurs à nous mener vers cette piste du meurtre presque agréable, facile, sans danger. Un meurtre, mais pas un crime.. La facilité avec laquelle le crime est commis, sur fond de musique légère et agréable, tendrait presque à nous faire oublier qu'il s'agit d'un meurtre. Allen est très fort pour montrer comment on peut se chercher des excuses, des petits arrangements avec sa conscience, y compris en tant que spectateur. Dissimuler sous une apparence de légèreté une gravité morale importante.
Mais le film ne se limite pas à cela. Portrait psychologique complexe de deux personnages, réflexions morale désabusée, L'Homme irrationnel est aussi une description lucide, donc critique d'une certaine classe sociale bourgeoise intello de la côté Est. En faisant cela, il n'épargne aucun personnage, pas les secondaires bien sûr (la collègue à qui l'arrivée d'un homme à la réputation d'obsédé sexuel notoire donne enfin l'idée qu'il se passera quelque chose dans a vie morne, ou l'étudiante qui étale aux yeux de ses camarades ébahis la collection de tableaux achetés par ses parents) mais pas les principaux non plus. La jeune Jill se révèle n'est qu'une petite merdeuse qui jette son copain mais sans le quitter officiellement, tout cela pour correspondre à une image romantique sortie de ses lectures d'ado. Elle est tellement convaincue d'être positive dans sa relation avec Abe qu'elle croit sincèrement que c'est grâce à elle s'il va mieux, sans pouvoir même envisager une autre solution, bien plus immorale. C'est là que se situe l'humour subtil, ravageur et terriblement cynique du film, dans cette différence entre les aspirations romantiques de la jeune femme et la réalité morbide.
Certes, le film n'est pas exempt de défauts, surtout cette dernière partie, plus tirée par les cheveux, plus bavarde aussi, moins convaincante. Mais l'ensemble est d'un très bon niveau, du très bon Woody Allen. Le cinéaste se fait, une fois de plus l'analyste pertinent du travail souterrain des idées dans le subconscient, tout en y ajoutant des questions de morale, une critique sociale et une attaque contre une certaine philosophie coupée de la réalité.
[7,5]