Un poète est un homme de mots, croit-on. Par leur deuxième réalisation commune, consacrée au poète Thierry Metz (10 juin 1956, Paris - 16 avril 1997, Cadillac sur Garonne), Marie-Violaine Brincard (également au son, avec Philippe Grivel et Didier Baules, et au montage) et Olivier Dury (également à l’image et au montage) prouvent superbement qu’un poète peut également être avant tout un regard. Surtout lorsque son œuvre, simple, lumineuse, prend appui sur le quotidien le plus prosaïque pour le porter à la quintessence du poétique et du questionnement existentiel. Comment s’étonner, dès lors, de l’alchimie miraculeuse qui jaillit de la rencontre, organisée par les réalisateurs, entre des images, tournées sur les lieux que connut le poète, et un superbe choix parmi ses textes, lus par Olivier Dury lui-même ?
Une telle approche ne peut qu’être portée par une double sensibilité, à l’image et au texte. Ce subtil nouage éclate dès la première séquence. Un long plan fixe donne à voir un arbre nimbé de brume, dans un petit matin. Des oiseaux, d’abord seulement audibles, saturent la bande son par leur pépiement. C’est leur déferlement en bande qui fera soudain apparaît le fil aérien sur lequel les volatiles décident de se percher et qui traversait auparavant invisiblement l’image, comme une portée de notes qui surgirait soudain ; ou comme une mystérieuse écriture, non encore décryptée… Affûtée et mise en alerte sur le rôle qu’il lui faudra tenir, l’oreille du spectateur perçoit alors un cours d’eau, une route, une ligne ferroviaire, plus au loin. Tous indices qui, en un effet de champ-contre champ ultérieur, permettront de baliser l’espace.
Cette place de choix dévolue par les réalisateurs aux oiseaux trouve sa justification dans l’importance qu’auront ces petits êtres dans la poésie de Thierry Metz, qui nous est livrée par la voix d’Olivier Dury. Un carton annonce les œuvres dans lesquelles seront puisés des extraits : « Sur la table inventée », « Le Journal d’un manœuvre », « Entre l’eau et la feuille », « Lettres à la bien-aimée », « Carnet d’Orphée et autres poèmes », « Terre », enfin l’ultime recueil, « L’Homme qui penche », dans lequel il est difficile de ne pas déceler un hommage à la superbe sculpture de Giacometti, « L’homme qui chavire » (1950).
Les extraits choisis suivent un ordre essentiellement chronologique, interrompu seulement par cinq autres cartons qui livrent discrètement les indications biographiques permettant d’accompagner les textes et d’apprécier la portée des paroles et le dialogue qui s’instaure avec les images. Il aura fallu deux ans de montage pour aboutir au mariage miraculeux qui s’illustre ici. Tantôt le texte se superpose à l’image, tantôt l’image elle-même livre son message, en un jeu d’écho, de contrepoint, toujours puissamment méditatif.
Le premier temps cerne la vie de chantier, à travers l’expérience de manœuvre qui fut celle de Thierry Metz. Lorsque la voix se tait, les bruits des travaux prennent le relais, et ce sont le raclement d’une pelle, le tournoiement d’une bétonnière, le maniement d’une masse qui scandent le son et impulsent comme le rythme d’un poème. Ou encore les voix des ouvriers, captées de loin, voix rocailleuses, aux accents divers, qui lancent leurs interpellations et font entendre leurs musiques : « Manœuvre, il y a peut-être un chantier dans ce que tu écris. Un gisement. Mais pour l’instant, ce que tu fais à mains nues n’est que l’entrée en matière de ton travail. Tu dois d’abord ravitailler les maçons avant de vouloir ravitailler la langue ».
Mais la nature reprend vite ses droits. Plans de sous-bois, de champs, d’arbres, de plantes, traversés de soleil, jouant avec lui, avec les nuages… Se déploie l’immense sensibilité du poète aux états du monde qui l’entoure : « Le lundi est une eau froide, une pluie glacée. On s’y risque à petits pas comme des oiseaux traversant une flaque, en sautillant. Nos gestes, encore engourdis, ne déplacent pas plus d’une brindille à la fois ». Au détour de l’un de ces poèmes en prose, toujours cités intégralement, dans un grand respect du texte, on sourit soudain, en entendant évoquée, avec autant de liberté que d’audace, « la colère noire du coquelicot »…
Le bonheur familial, simple, est aussi dépeint, mais aboutit à une superbe et ambitieuse revisitation du questionnement shakespearien :
« La journée la plus simple : les gosses, la maison, toi.
Je n’ai que ces mots.
Quelques graines.
Et l’oiseau qui n’arrête pas.
Comment ne pas être ? »
Car la famille, et la paisible maison sur le bord d’un canal depuis laquelle le tout premier plan nous montrait la vue, seront aussi l’espace du drame, de la rupture. Le 20 mai 1988, le jour même où le Prix Ilarie Voronca était attribué au recueil « Sur la table inventée », Thierry Metz perd son fils cadet, Vincent, renversé à vélo. Les images, mangées d’ombre, qui succèdent au carton nous rappelant ce fait tragique, nous emmènent à l’intérieur de la maison désertée, puis saccagée à la suite de son couple, par son occupant meurtri. Images endeuillées, faites de surcadrages ouvrant sur du vide et des gravats. Effets dévastateurs du deuil et de la douleur : « Rien que l’instant et son vide, son incohérence. Toute l’intégralité de l’inutile, du pourquoi. Je sais que tu penses au petit, à sa mort, qu’il n’y a plus que quelques gestes, dans un grenier de chagrin ». Les abords de la maison, inoccupée depuis, sont également filmés, avec leurs bruits points de repère : le canal, la route meurtrière, le train au loin, la nature environnante. Visages d’un lieu familier, d’un lieu aimé, cueillis en toutes saisons. On suit même, de loin, la silhouette du plus jeune fils, Thomas, maintenant adulte, et retrouvant les chemins autrefois parcourus… Mais les vues hivernales se font plus nombreuses, se détournant des jeux du soleil tentant de réchauffer les murs et de glisser dans la maison morte ne serait-ce que la vie frémissante des feuillages.
Les derniers plans nous conduisent dans l’Hôpital Psychiatrique de Cadillac, où Thierry Metz effectua deux séjours, en 1996 et 1997, pour essayer de se défaire de la dépression et de l’alcoolisme qui avaient pris possession de lui. Le montage, virtuose, superpose l’écoulement des feuilles sur un fleuve, glissant vers le haut de l’écran, et l’image d’un arbre effeuillé par l’automne, qui semble ainsi regagner tout un feuillage ayant décidé de remonter vers ses points d’attache. Écho déchirant à la question, enfantine et radicale, formulée par Sylvie, l’une des pensionnaires : « Pourquoi ne peut-on éviter ce qui arrive ? ». Le cinéma, lui, semble pouvoir tenter de réparer l’inexorable, par ces jeux de surimpression, parfois simplement de rembobinage. Mais non l’existence. C’est ce dont fit l’expérience celui dont la force vitale tarit en même temps que sa force d’écriture, puisque l’on retrouva à côté de son corps, le 16 avril 1997, ces mots : « Je n’arrive plus à te rejoindre. Je n’écrirai plus ».
Marie-Violaine Brincard, également agrégée de Lettres Modernes, et Olivier Dury rendent un vibrant et bouleversant hommage à une voix trop tôt éteinte, dont ils traquent le fantôme pourtant si intensément vivant, en le ramenant vers les rives d’un fleuve qui, comme l’oiseau, « n’arrête pas »…