Bel exemple de traduction française totalement fantaisiste, le premier film de Martin Ritt pourrait induire en erreur : il ne sera nullement question de récit fantastique ou d’épouvante, mais d’une peur bien plus psychologique, celle d’un individu face aux choix qui s’imposent à lui.
John Cassavettes, robuste et torturé, y campe un homme qui n’a cessé de fuir toute son existence, et échoue dans un dock où ses ennuient recommencent, son passé semblant irrémédiablement contaminer chaque nouveau départ.
Toute la première partie joue de ce handicap, notamment lors de l’énigmatique première séquence qui le voit appeler sa mère, incapable de retirer sa main du combiné, le rendant inapte à se faire entendre d’elle. Axel est un homme bloqué, qui renonce à la vie et se contente d’organiser sa survie. Sa rencontre avec Tommy, un docker noir aux antipodes de sa rigidité, va faire surgir agilité, souplesse et sourire : Sidney Poitier excelle dans ce contrepoint salvateur et illustre une amitié masculine comme on en trouve trop peu au cinéma. Se met alors en place une voie de rédemption, et l’initiation à une vie authentique, où, selon l’adage de Tommy, il suffirait de baisser la garde pour danser son existence.
Le récit n’appartient pourtant pas à la catégorie des feel good movies : il s’agit avant tout de réenclencher cette mécanique du choix, en confrontant le protagoniste à des dilemmes, dans une logique tragique qui n’est pas toujours très bien huile en termes d’écriture. Les différentes révélations, l’impasse finale sont un brin forcées, et diluent un peu ce que les rapports humains avaient pu construire de spontané et d’authentique. On pourra mettre cela sur le compte de la maladresse des débutants, qui concerne aussi la façon de filmer et de jouer les bagarres, qui sont assez laborieuses.
C’est dans la vue d’ensemble que le film l’emporte ; il faut, pour en prendre la mesure, se référer à son titre original, The Edge of the City : cette thématique de la lisière est fondamentale pour comprendre le personnage et l’environnement dans lequel il évolue. Dès la séquence d’ouverture, on le voit courir, franchir une grille en train de se refermer, sauter sur un ferry qui quitte le quai et forcer un portillon de sécurité : cette fuite en avant, qu’il estime être la seule issue, est une trajectoire faussée : à chaque fois, le fait d’être en bordure l’empêche d’investir pleinement un lieu ou une situation : on explique ainsi le fait qu’il appelle ses parents sans leur parler, qu’il obtienne un emploi en se servant d’un ancien contact peu fréquentable, et que le dit emploi se fasse sur les docks, à nouveau sur les bords de la ville. Tommy, le noir supposé en marge de la société (le racisme est largement évoqué dans le film, comme il le sera souvent chez Ritt, notamment dans Norma Rae) est au contraire le modèle de l’intégration épanouie à l’espace.
En découle un beau parcours, renforcé par une esthétique architecturale soignée, et une thématique constante de la cloison, particulièrement des grilles qui ne cessent de revenir au fil des séquences : elles barrent le visage d’Axel quand celui de Tommy est libre, ou enferment tous les ouvriers murés dans le silence dans le couloir grillagé du commissariat.
Cette attention portée aux classes sociales, ce déterminisme urbain et cette empathie pour des personnages transcendent donc largement les quelques petites pesanteurs d’un récit ; autant de qualités qui annoncent la sensibilité d’un réalisateur qui ne se démentira pas dans ses œuvres futures.
(7.5/10)
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