Conte de la vie et de la mort
Peu connu , ce film d'Amo Bek-Nazarov réalisé en Arménie est d'une beauté qu'il est bien entendu indispensable de souligner . Le projet mettant en scène l'histoire d'amour compliquée de Susanna et de Sejran , tend à incarner la tradition du conte traditionnel , c'est ainsi qu'on note effectivement tous les déroulements attendus : la situation initiale où deux jeunes et beaux jeunes vont se rencontrer puis s'aimer ; la difficulté ( quasi shakespearienne ) que cela entraîne ; la résolution de cette étape mais également de nouvelles difficultés ; et puis enfin , la mort . En ce sens , la mise en scène devient d'une beauté et d'une intelligence certaines . Ce sont des corps , des visages et leurs expressions tantôt sublimes , heureux , tantôt déchirés qu'elle parvient sans cesse à saisir dans une temporalité qui est toujours une menace . Le point culminant de la célébration du corps est bien-sûr ce sublime plan érotique de Susanna laissant apparaître son grain de beauté , source de fantasme et de désir pour Sejran ... En effet , le film a une formidable maîtrise de sa tension dramatique et on note l'intelligence de l'enchaînement : le cinéaste a en effet la bonne idée de ne pas faire reposer son film sur la surprise mais de préfigurer , d'annoncer ( même subtilement ) , donnant ainsi à son oeuvre une dimension fataliste , la destinée auquel on ne peut échapper : c'est ainsi que la scène de la noce de Susanna et de Roustam où Sejran tente de se planter un couteau dans le coeur préfigure son suicide final ; c'est aussi de présenter Susanna comme un être dans une peur permanente ( celle de son père qui n'hésite pas à la battre ) ou dans une fragilité visible ( elle tombe malade , défaillit à deux reprises dans le film ) que la mise en scène suggère dans des scènes telle que que l'arrivée du père après l'entrevue secrète des deux jeunes amoureux que la tradition ne permet pas . Bien-sûr , le film peut le temps de quelques instants déstabiliser par sa théâtralisation que l'on peut trouver quelque peu excessive de temps à temps à autre . La tragédie , c'est bien celle de l'honneur , qui donne son tire au film : l'honneur qui enferme qui fige : l'honneur du père de Susanna , le tailleur Barkhoudar qui veut se voir comme une personne intègre qui a apporté une éducation parfaite à sa fille à savoir une éducation respectant les traditions de l'époque ( c'est-à-dire un mariage qui ne prend sens que si les deux jeunes ne se sont pas vus avant ) , puis après l'honneur de Roustam qui ne veut pas apparaître comme cocu , soupçonnant effectivement sa femme de le tromper ( injustement ) après ses noces . Et c'est cet honneur présenté de façon progressive comme une forme de pouvoir et de violence . La scène de la préfiguration du meurtre par Sejran , filmé en fondu enchaîné est un plan effrayant faisant surgir alors toute la violence de la tradition . Violence qui s'oppose à la fragilité des amants qui n'y trouvent que mort . Celle de Susanna bouleverse notamment par les derniers mots qu'elle prononce : " Je suis innocente" , qui font surgir l'injustice même de ce prétendu honneur , de ses traditions qui détruisent les amours mais également la beauté tragique de son personnage ... une digne et sublime martyre expirant . C'est finalement quand le film touche à son terme que l'on se dit bien que Shakespeare a trouvé un formidable adaptateur en la personne de Bek-Nazarov .