Revisitons "l'idiot !" à l'aune de la guerre en Ukraine et de l'amour que l'on peut porter à la culture russe en général. Qui est cet idiot (Идиот), qui est tout sauf un imbécile, plombier de son métier, qui alerte sur l'écroulement annoncé d'un immeuble abritant essentiellement des déshérités dont tout le monde se moque ? Qui est cet homme que personne ne veut entendre ni même considérer, pas plus sa mère médecin, que les édiles de la ville, trop occupés à festoyer dans leur coin ? Ici l'idiot est l'innocent qui alerte du désastre à venir et que tout le monde méprise parce qu'il pointe les désordres d'un monde qui, malgré sa proximité avec l'abîme, fonctionne encore. Ici l'idiot est plombier, un siècle plus tôt il était le prince Mychkine et quelques décennies plus tard Soljenitsyne ou Sakharov ou ailleurs un lanceur d'alertes.
Il n'est pas tout à fait juste de dire que les responsables de la ville resteront sans réaction dans le film, car ils vont cependant réagir, mais "à la russe", pas là où on aurait pu les attendre en tant que responsables de la cité. Ils vont donc finir par réagir, non pas en tentant de résoudre le problème, mais en s'efforçant de le circonscrire pour mieux l'enterrer. Autant dire tout de suite qu'ils ne sont pas les seuls à procéder ainsi, mais il faut reconnaitre que du côté de la Russie contemporaine, les hommes au pouvoir incarnés par Poutine, se sont faits une spécialité de ce type de réaction, tant ils ont progressivement écrasé tout mouvement protestataire, toute réflexion mémorielle, désignant l'Autre (ici l'Occident, mais cela peut vite changer comme dans 1984 d'Orwell) comme responsable de leurs propres turpitudes. (À cet égard une de mes connaissances russes jugeait à sa sortie que le film était fabriqué pour être vue en Europe mais pas en Russie où il n'intéresserait pas la population ; ce qui en dit long sur la situation dans le pays et ne fait que justifier ce que dénonce Bykov son réalisateur.)
Le dénouement de ce film remarquable que je ne dévoilerai pas ici, est malheureusement terrible, mais sa morale en est exemplaire : comment sauver ceux qui ne veulent pas l'être et surtout jusqu'où va la complicité et la complaisance avec l'ordre établi ? le film répond à la dernière question : à sa perte.
Un des meilleurs films de ces dix dernières années.