Le cinéma est un art qui emprisonne des fantômes. Tout ce que l’on voit à l’écran est passé, déjà vieux, parfois mort. C’est un art qui confine des parcelles de souvenirs et de vie, qui cloître des morceaux du réel qui, sur une pellicule ou dans une carte mémoire, n’est plus que fiction. Le cinéma n’étant que reproduction et simulacre, on pourrait se dire que refaire et reproduire une image est chose aisée. Or, s’il y a bien une chose que les remakes plans pour plans de l’histoire de cet art – qu’il s’agisse du Psychose de Gus Van Sant ou du Funny Game US de Michael Haneke – nous ont appris, c’est qu’une image, même identique, n’est jamais deux fois la même, ne dit jamais deux fois la même chose, quand bien même on essaie désespérément de revenir en arrière – un fait qui se remarque particulièrement dans cette période nostalgique où les easter egg et références échouent à reproduire une époque. Le réel filmé est déjà mort une fois passé, l’image est morte une fois projetée et tout n’est voué qu’à vieillir et se trouver dépassé – au contraire du théâtre par exemple, art du vivant par excellence. En conséquent, la reconquête de la jeunesse n’a jamais été aussi présente que dans cet art. Qu’il s’agisse de réalisateurs voulant retourner à leur ancien statut de gourou ou d’acteurs et actrices se ruinant en chirurgie pour avoir le même visage qu’il y a 20 ans, le cinéma, il me semble, tend particulièrement à la régression tout en ne pouvant s’empêcher d’aller vers l’avant. Dans ce contexte particulier, le personnage-réalisateur qu’est Terry Gilliam est particulièrement passionnant, surtout au regard de sa filmographie récente : son dernier film en date, L’homme qui tua Don Quichotte, est la preuve d’une volonté de toujours revenir en arrière, de sortir de terre les projets surannés, de remplacer encore des décors, des castings, bref de faire du nouveau tout en regardant derrière. Mais si ce film est, à tous ces égards, captivant et merveilleux, c’est son œuvre de 2009, L’Imaginarium du Docteur Parnassus, qui me paraît la plus révélatrice de ce double mouvement de recul et d’avancée, à la fois dans la carrière du monsieur et dans le cinéma-même. Son propos éminemment réflexif, accentué par le contexte tragique de sa conception – la mort d’Heath Ledger durant le tournage – se cristallise autour d’une idée : L’Imaginarium du Docteur Parnassus est un film sur l’incapacité à reproduire des images.
Pourtant, à première vue, c’est un film qui semble parler de l’immortalité. De fait, le personnage du Docteur Parnassus est un immortel qui s’est engagé dans un cercle vicieux et infini de paris avec le Diable lui-même. L’immortalité, c’est une condition que cherchent la plupart des œuvres d’art, elle est un but. Le personnage du Docteur est un ancien prêtre qui doit raconter sans discontinuer l’histoire du monde afin de le maintenir. Cette question d’une histoire à raconter affirme le force et l’importance de l’art selon Terry Gilliam qui place la fiction comme pilier du monde – Les Frères Grimm juste avant racontait exactement la même chose, l’envie de l’immortalité et la nécessité des histoires. Tout n’est qu’une histoire que l’on se raconte et il ne faut donc jamais cesser de créer pour survivre. Le propos qui se dessine à côté, c’est aussi qu’une œuvre meurt lorsque l’on cesse d’en parler. En effet, si le fait de raconter des histoires est infini, c’est ne raconter qu’une seule histoire qui est plus complexe. Voilà en quoi la recherche de l’immortalité est au cœur de toute production artistique. Le Docteur Parnassus, en voulant cette immortalité, n’est mu par aucun altruisme, il ne pense qu’à lui-même et c’est son histoire qu’il veut immortelle. L’immortalité d’un être, d’une œuvre est aussi nocive pour ce qui l’entoure. À travers ce Docteur qui traverse plusieurs époques, Terry Gilliam semble évoquer l’idée que l’obsession sur une œuvre empêche la prolifération d’autres. Le Docteur tombe amoureux d’une femme mais elle meurt quand lui survit puis, à cause de ses paris avec le Diable, il ment sur l’âge de sa fille, l’empêchant de se développer, la disant éternellement jeune pour l’empêcher d’avancer seule, et son show n’est centré qu’autour de sa personne. Une œuvre immortelle traverse le temps et, devenue point de comparaison, elle empêche le développement des choses à côté. Aujourd’hui, les réalisateurs émergeants sont toujours relégués à « moins bons » que leurs aînés, ou ils sont toujours considérés comme trop jeunes pour être vus comme grands. Pour prendre un exemple extrêmement récent, comparer un Jordan Peele à un Spielberg est un non-sens et une aporie, parce qu’on n’aura jamais de Jordan Peele si l’on n’a qu’un nouveau Spielberg. Le Docteur de Gilliam prend donc ce rôle d’œuvre immortelle et omniprésente, il inocule jusqu’au titre même du film et la fin semble très révélatrice à cet égard. Alors qu’après des années d’errance il retrouve enfin sa fille, il décide de ne pas lui imposer sa présence pour la laisser vivre. Mais lorsque l’on est immortel, il est dur de se mettre en retrait car une peur qui revient finalement toujours, c’est celle de l’oubli.
Parce qu’il est là tout le paradoxe du Docteur Parnassus. Nous sommes à la fois face à un personnage immortel dans les faits, physiologiquement, mais voué à l’oubli. Le juste milieu, la pérennité sans s’imposer ou étouffer la jeunesse, devient très dur à trouver. C’est ainsi que le Diable et le Docteur deviennent interdépendants l’un de l’autre. Choisir la figure du Diable éclaire le propos du film à de nombreux égards. Déjà, la référence à Phantom of the Paradise est très forte : comme Brian De Palma choisissait un artiste de la musique en la personne de Paul Williams pour le Diable, Terry Gilliam décide d’engager Tom Waits, à la même petite stature, et surtout à la même carrière d’abord dans la chanson. Il place donc son film dans plusieurs continuités, une continuité cinématographique avec le film de De Palma, une continuité mythique puisque ce dernier est une réécriture de Faust, et une continuité musicale avec l’engagement d’artistes spécifiques. Le Diable représente dès lors deux choses : la religion au sens spirituelle et la religion de l’art, pas seulement cinématographique. L’art et la religion ont des préoccupations communes : l’adhésion et l’immortalité avec le risque d’étouffer – dans des mesures différentes évidemment. Par le personnage du Docteur, prêtre et raconteur d’histoires, et celui du Diable, entité religieuse et joué par un chanteur, Terry Gilliam fait un parallèle fort entre les deux milieux et montre comment l’un se nourrit des propriétés de l’autre pour survivre. Comme le cinéma prend parfois des dimensions de véritables idolâtries transcendantales, la religion a usé de l’art pour s’imposer et briller. En outre, par ces deux personnages, Terry Gilliam montre une nouvelle contradiction : si la religion et certaines œuvres d’art sont immortelles, elles ne seront jamais ce qu’elles ont été. S’il y a une volonté de reconquête d’ancienne force, celle-ci est inatteignable et les significations et les pratiques changent quoi qu’il advienne. Être immortel c’est accepter que la signification que l’on porte change, voilà pourquoi, la reproduction parfaite est impossible, voilà pourquoi il y a une jeunesse qui l’on ne peut retrouver, même artistiquement. Nous pouvons aimer et idolâtrer n’importe quel classique, on ne le verra plus jamais comme jeune mais chargé de son histoire.
La jeunesse dans le film est symbolisée par les autres acteurs et surtout par le destin et la figure d’Heath Ledger. Heath Ledger, au sommet de sa carrière à l’époque, apparaissait comme l’acteur prometteur de sa génération, à la fois très beau et charismatique et ayant brillé par son contre-emploi dans The Dark Knight de Christopher Nolan. Hélas, le jeune homme est décédé d’une overdose lors du tournage, ne pouvant donc plus apparaître dans les scènes de l’Imaginarium. Ce n’est donc pas un, mais trois acteurs qui le remplacent dès lors : Johnny Depp, Jude Law et Colin Farrell. Ici, la décision de Terry Gilliam implique un propos limpide : un acteur est irremplaçable. En décidant de multiplier les Heath Ledger, il sacre la singularité de l’acteur, mis en valeur par ses trois courtes déclinaisons. Son choix est bien plus fort que les reconstitutions en image de synthèse des figures car il admet ici la force de l’image de cinéma et la force de la présence d’un acteur. Un acteur, pour lui, n’est pas qu’un physique, c’est aussi une force symbolique, un mort-vivant à l’écran, la couche de vernis du cinéma. Décider qu’Heath Ledger est irremplaçable, c’est le placer au rang d’immortel. Aujourd’hui, avec la capacité de recréer des visages et corps d’acteurs, la question de leur immortalité est paradoxalement remise en question. L’immortalité, c’est une personne qui peut vivre toujours mais avec une reproduction, il ne s’agit plus de la personne et elle devient mortel car remplaçable. Finalement, dans l’art, c’est mourir qui rend immortel. C’est bien ce qu’affirme Terry Gilliam lorsqu’il fait apparaître en petits cercueil James Dean ou Lady Di, de tragiques figures mortes bien trop jeunes mais par là-même devenues sacrées. De la même façon, Heath Ledger aura toute sa vie cette figure d’acteur prometteur, de grand talentueux car nous n’aurons jamais l’occasion de le voir éventuellement ruiner sa carrière. Sans aller jusqu’à demander une mort précoce, Terry Gilliam semble expliquer à travers ce film qu’il faut savoir quand s’arrêter.
Parallèlement, c’est justement ce que le personnage de Tony – Heath Ledger – ne sait pas faire, s’arrêter. En mettant en scène un menteur compulsif, il met en scène un véritable acteur, redoublant encore son propos au sein de la fiction. La cinéma n’est que mensonge et c’est aussi cela que le triple remplacement d’Heath Ledger assume : le spectateur va l’accepter car il sait que quoi qu’il arrive le cinéma est un mensonge et une véritable complicité se met en place entre le réalisateur et celui qui regarde, une complicité honorant la mémoire de l’acteur. Comme le personnage du Docteur joue métaphoriquement une sorte de réalisateur, celui de Tony est donc un acteur. Un acteur qui continue d’aller dans l’Imaginarium, qui continue de mentir et qui finit par en mourir. Le plus intéressant reste de s’attarder sur celui qui le tue : le Docteur Parnassus, soit, le réalisateur. On voit se dessiner là le pouvoir créateur du réalisateur qui peut à volonté tuer à la fois ses personnages et des carrières. En décidant de le tuer, lui, une sorte de muse (de fait, il était le seul à réussir à faire entrer dans l’Imaginirium) il se suicide artistiquement et décide de tomber dans l’oubli. Finalement, L’Imaginarium du Docteur Parnassus réussit là à très bien parler à la fois des artistes qui se tuent en continuant trop longtemps et de ceux qui deviennent immortels en cessant brutalement. Tragiquement, il décide de ne pas montrer un juste milieu, celui de l’artiste assez sage pour savoir quand il faut cesser car même si c’est la leçon que le Docteur apprend à la fin, il est trop tard, il est oublié.
L’Imaginarium du Docteur Parnassus de Terry Gilliam est l’un des films les plus fascinants dans ce qu’il nous dit du cinéma. Avec une œuvre aussi rêveuse que cynique, le réalisateur pose un regard extrêmement clairvoyant sur son art et sur son industrie. Un art qui cherche à imiter l’ancien sans succès, un art où la réplique est impossible, un art où la mort prédomine bien trop souvent. Son dernier film, il faut y revenir, L’homme qui tua Don Quichotte, est presque étonnant dans cette perspective. Après avoir créé une légende par un film non-achevé, par un film mort, il lui a retiré une grande immortalité en le créant. Si personnellement j’adore L’homme qui tua Don Quichotte, force est de constater que le projet qu’il était sera toujours plus grand que ce qu’il est finalement. Le cinéma, art de filmer et montrer les fantômes, grandit dans nos attentes et finalement, en un sens, faibli confronté à la réalité.