SPOILER
Le regard de Browning, connu pour son étonnant Freaks, nous rappelle toujours qui nous sommes et qui nous ne sommes pas, humanité et monstruosité (ou son inverse), qu'il s'agisse de la chair ou de l'esprit, et qui finissent par se mêler comme une seule entité.
Ces deux facettes coexistent toujours dans l'oeuvre du cinéaste, qui donne vie à des personnages, acteurs, dont les apparences sont parfois trompeuses, et jamais statiques.
Ses fims nous offrent une dichotomie constante, qui échappe toujours à un manichéisme tentant d'oppositions primaires. Le cinématographe lui permet par ailleurs d'appuyer sa vision en jouant sur l'art de l'illusion, du mensonge, et de la croyance.
L'introduction nous avait pourtant prévenu dans les premiers cartons : "On dit que c'est une histoire vraie". Dès le début de L'Inconnu, la réalité est déjà en questionnement.
Les personnages nous apparaissent dans leur univers d'un cirque Gipsy, fantasmagorie qui dépeint des êtres hors-norme, mais qui sont intégrés et vivent en communauté.
Chacun possède sa tare, cette inadaptation à la société des hommes, Lorenzo qui n'a plus de bras, Cojo son assistant nain, Malabar et sa force herculéenne. Mais il y a aussi la belle Nanon, fille du directeur du cirque, qui, si son corps nous offre de parfaites mesures, souffre d'un handicap relationnel : elle a peur des bras des hommes.
Ainsi nous découvrons Alonzo en plein spectacle, effeuillant la belle avec d'improbables prouesses guidées par ses pieds. Le réalisateur joue déjà avec le spectateur, l'installant du point de vue des ignorants (tout le monde sauf Cojo), nous pensons qu'il est effectivement infirme, avant qu'une magnifique scène nous dévoile la supercherie par l'effeuillage de Alonzo qui enlève un corset trompeur, dévoilant 2 bras qui s'ouvrent comme des tentacules dont on comprendra bien vite qu'il faut effectivement avoir peur de ces bras d'homme.
Passé cet effet de surprise, cet homme qui ne devait pas même avoir 2 bras possède en réalité 2 pouces à la main. Nous sommes donc passé de l'état du manchot, à l'homme sans infirmité, puis finalement l'homme monstre à nouveau. Les surprises, fausses pistes et rebondissements s'enchainent pour déjà poser la base de L'Inconnu, dont le titre ne dément pas cette introduction. Ses 2 pouces sont par ailleurs l'empreinte de ses crimes passés, son corps difforme l'empêche de vivre dans la normalité.
Mais dans un monde ou tout le monde possède un vice de forme, celui-ci se révèle être un avantage. Ce buste sans bras lui permet d'accéder à la belle Nanon qu'il convoîte : il est le seul à ne pas l'effrayer, à ne pas pouvoir la brutaliser, la forcer avec ses bras.
Alonzo est ainsi un criminel qui cache ses mains pour cacher son passé trouble, et qui manipule les autres pour obtenir ce qu'il désire. Mais son instinct est guidé par son amour fou pour Nanon, c'est là sa part d'humanité que nous offre Browning.
C'est aussi le point de départ d'un scénario extravaguant mais terriblement efficace et cohérent dans son système.
La même année sortait L'heure suprême de Borzage (SPOILERS), si de prîme abord le lien n'est pas évident, il y a tout de même des caractéristiques mélodramatiques qui s'en approchent.
En effet l'amour fou des protagonistes et la foi en celui-ci permet de dépasser tous les handicaps, tous les freins auxquels il est soumis.
La mort même chez Borzage n'a pas d'incidence, il suffit d'y croire pour revoir Chico (mort au front), les yeux brulés hallucinés, traverser la foule à contre courant pour rejoindre sa femme.
Ici, d'une façon différente, Alonzo réalisera son infirmité par un sacrifice quasi religieux, sur lequel Browing à l'intelligence et la subtilité de ne poser aucun mot, mais de tout suggérer, comme une horreur latente que l'amour excuse déjà. La reflexion de Cojo, rigolant de son maitre - qui a oublié l'espace d'un instant qu'il pouvait se servir de ses bras - , nous souffle l'idée en meme temps qu'elle germe dans l'esrit de Alonzo, qui devient alors notre propre miroir (maléfique) l'espace d'un instant, partageant de façon synchrone cette idée insensée de l'ablation de ses bras, cette monstruosité pour accéder à l'amour. Quelle folie nous a bien alors piquée?
Cette idée là est follement hideuse et belle à la fois.
Soulignons ici le jeu sombre et puissant de Lon Channey qui ne cesse de multiplier les expressions, nous perdant dans le dédale d'une corps et d'un esprit polymorphe.
Mais chez le réalisateur américain, l'amour aussi, est monstrueux. Car pour être aimé, Alonzo n'a d'autres choix que de se séparer de sa chair cachée, devenue à présent un fardeau réel.
Qu'il s'agisse de miracle ou de sacrifice, il est question de foi, et la foi transcende les hommes.
Ce penchant sombre atteindra son paroxysme dans la dernière partie du film.
Le sacrifice ultime réalisé, l'ironie du sort plongera le manchot dans des abysses horrifiques.
Tod Browning dévie son histoire du penchant de la cruauté la plus féroce, toute la mécanique interne du -désormais- manchot lui ayant explosé littéralement au visage, le forçant à exprimer un rire incontrolable et démesuré.
Il n'y a plus de retour en arrière possible et la folie déjà mise en place ne demande qu'à exploser.
Sans le vouloir, le couple Nanon / Malabar (l'homme muscle) impose une sanction monstrueuse à Alonzo. Tandis que par amour, Alonzo s'est délesté de cette chair problématique, dont il n'a plus besoin tellement son personnage est rôdé et habitué, c'est au tour de Nanon de se délester de son fardeau personnel, grâce à l'amour et la tendresse que lui porte Malabar.
Le climax du film est atteint dans une séquence au suspens insoutenable et pleine de terreur.
Il faut souligner là l'indépendance du réalisateur qui offre au spectateur de son époque des héros criminels, tromperies, mensonges, corps difformes et séquences terrifiantes (mais ancrées dans le réel) dont les ressorts pourraient faire tourner de l'oeil plus d'un (nous sommes en 1927).
Alonzo disait bien à Nanon au début du film de craindre les hommes toujours, car la monstruosité est ancrée partout et finit toujours par ressurgir.