"All my life men have tried to put their beastly hands on me... to paw over me. ...

... I have grown so that I shrink with fear when any man even touches me."


Tod Browning, une passion. J'adore son style, j'adore les thématiques récurrentes de ses films, et j'adore comment tout cela s'articule dans le cadre du cinéma américain du début du XIXe siècle, dans les années 1920 et 1930. Il n'y a que lui pour mettre en scène pareille histoire, qui pourrait ressortir comme quelque chose de grotesque dans beaucoup d'autres mains mais qui au contraire ici travaille un sillon intrigant, singulier, bizarre, et attachant. On parle quand même d'un scénario particulièrement baroque, avec le contexte d'un cirque installé à Madrid dans lequel officie un certain "homme sans bras", Alonzo, auteur de numéros improbables de lancer de couteaux avec ses pieds sur sa partenaire Nanon. En réalité il cache un secret qui sera révélé à mi-parcours : il s'agit d'un meurtrier, pas du tout manchot (dans tous les sens du terme), facilement reconnaissable par la police en raison d'un double pouce, qui dissimule ses bras sous un corset solidement serré chaque jour. Oui oui oui, il faut bien relire cette phrase pour réaliser l'ampleur des énormités, et ce n'est presque rien en regard de la tension qui se créé entre lui, officiellement dépourvu de bras, la fille du directeur (dont il est secrètement amoureux) qui ne supporte pas les mains des hommes suite à une agression qu'elle a subie plus jeune, et le monsieur muscle du cirque qui répond au doux nom de Malabar. On a connu peu de triangles amoureux plus biscornus...


Et malgré tout cette histoire file sans aucun problème, sans rupture de continuité ou d'immersion. Browning tisse son atmosphère circassienne avec un talent renversant qui n'est évidemment pas sans rappeler le fabuleux Freaks à venir, 5 ans plus tard, et annonciateur d'un autre excellent film sur le même ton, Les Poupées du diable. Il s'appuie sur une ambiance qui me paraît unique en son genre, indépendamment de l'année 1927, mêlant des composantes du mélodrame classique à base d'amour non-exprimé ou impossible et des éléments du drame horrifique. Il parvient à faire de son protagoniste, un truand en fuite, un personnage pétri d'affliction pour lequel on éprouve de la sympathie, et il peut bien sûr compter sur le talent toujours aussi éclatant de Lon Chaney pour réaliser une telle performance. Il faut le voir exprimer en secret son amour pour Nanon, sa satisfaction de voir Malabar rejeté initialement par cette dernière, son charisme étrange et presque maléfique lorsqu'il retire son corset pour la première fois, et enfin son visage en décomposition passant de la joie à l'effroi lorsqu'il apprend que les deux projettent de se marier (alors qu'il pensait qu'il était l'heureux élu). Et pour finir, impossible de ne pas mentionner le plan machiavélique pour se débarrasser de son rival, autre manifestation d'un scénario aussi tordu que délicieux : un numéro de cirque consiste à placer Malabar au centre de la scène, tirant sur deux chevaux de part et d'autre à l'aide de cordes, donnant l'impression qu'il retient les bêtes au galop par la force de ses biceps — le subterfuge étant que les animaux galopent sur des tapis roulants afin de ne pas réellement se déplacer et écarteler l'artiste. Alonzo va essayer d'arrêter lesdits tapis roulants dans le but d'arracher les bras de Malabar... Brrrrr.


On retrouve ici cette mise en scène des corps si particulière, caractéristique pour ne pas dire constitutive du cinéma de Browning (on peut songer aux méfaits des trois freaks dans The Unholy Three dont l'un des trois, atteint de nanisme, se fait passer pour un poupon pour mieux infiltrer les riches demeures). Dans le cadre de ce milieu forain extravagant et de ces péripéties pour le moins scabreuses, on peut dire que le sens moral commun est bien malmené : difficile de situer la norme dans cet univers. Et le charme d'un film comme The Unknown tient aussi beaucoup à la poésie de l'épouvante que Browning réussit à extraire de toutes ces difformités, en confrontant tous les personnages à des destins atroces et à une monstruosité presque banalisée. L'association entre la délicatesse d'une très jeune Joan Crawford et la nervosité d'un Lon Chaney restera un sommet de cruauté.


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Morrinson
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le 9 nov. 2023

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Morrinson

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