L'amour vu comme un asservissement

C'est le dernier opus de Visconti. Il l'a tourné en fauteuil roulant et il est mort, d'un accident cardio-vasculaire, alors qu'il visionnait le premier montage du film... devenu par force (à quelques légères modifications près) sa version définitive. Tandis qu'il tournait L'Innocent, Visconti était sûrement conscient que ça serait son dernier film et tous ceux formant son équipe technique habituelle en avaient sans doute également conscience.

L'Innocent est un grand film crépusculaire, testamentaire... et viscontien jusqu'au bout des ongles. Le scénario, co-écrit avec sa collaboratrice et amie de toujours : Suso Cecchi D'Amico, est librement adapté d'un roman de jeunesse de Gabriele D'Annunzio (qui y met en scène ou exploite le mythe nietzschéen du surhomme). Mais le fond et la forme du film sont quand même très viscontiens, ai-je trouvé, et je suis assez familier de ce cinéaste pour avoir beaucoup pratiqué ses grandes oeuvres, toutes vues trois ou quatre fois au fil des décennies : Senso, Rocco et ses frères, Les Damnés, Le Guépard, Mort à Venise, Ludwig ou le Crépuscule des dieux, enfin Violence et passion.

L'Innocent ne leur est pas inférieur. Ce qui peut apparaître superficiellement comme un drame bourgeois est en fait l'analyse des ravages que produit l'amour chez un homme bien décidé au départ, en tant que "super-mec", à échapper à l'asservissement qu'entraîne le sentiment amoureux, et qui ne s'éprend passionnément de sa femme qu'au moment où il découvre que, lassée de son infidélité, elle est elle-même tombée amoureuse d'un autre homme (un écrivain à succès) et qu'elle attend un enfant de lui. Du coup, sa maîtresse n'a plus d'attrait pour lui ; son idée fixe est de reposséder entièrement la femme qui lui échappe, sa femme. Désormais, il l'aime comme un fou, mais c'est trop tard : elle ne l'aime plus et elle craint pour son enfant.

Comme toujours chez Visconti, les décors, les costumes, les objets, les couleurs, les immenses bouquets de fleurs, la musique sont extrêmement soignés, pour ne pas dire somptueux. Le casting, sans offrir les très grandes têtes d'affiche auxquelles on est chez lui habitué (Dirk Bogarde, Burt Lancaster, Silvana Mangano, Romy Schneider, Alain Delon, Claudia Cardinale, Alida Valli, Helmut Berger etc.), est quand même très satisfaisant ; notamment les trois personnages principaux : Giancarlo Giannini en Tullio Hermil, Laura Antonelli qui joue sa femme Giuliana (et qu'on voit très dénudée et particulièrement belle dans certaines scènes du film) et Jennifer O'Neill qui joue sa maîtresse et qui est très belle également. Mais la mère de Tullio (Rina Morelli), le frère de Tullio (Didier Haudepin à 22-23 ans), Marc Porel qui joue l'écrivain dont Giuliana tombe amoureuse, et Marie Dubois, en princesse italienne amie de Giuliana, sont aussi très bien dans leurs rôles ou/et très agréables à redécouvrir jeunes et beaux.

J'ai trouvé la bande son assez proche de celle de Mort à Venise. L'atmosphère du film est tendue. Sombre. Les images, pourtant de Pasqualino De Santis, le sont souvent aussi. Est-ce voulu (de façon à souligner l'aspect crépusculaire de l'oeuvre) ? Ou simplement dû à une copie fatiguée ? N'étant pas un grand technicien, je ne saurais dire. Mais les scènes d'amour (ou de sexe forcé) entre Tullio et Giuliana sont magnifiquement filmées.

Bref, j'ai pris beaucoup de plaisir à revoir L'Innocent (il est vrai que je suis un quasi inconditionnel de Visconti). Malgré son montage inabouti, je trouve qu'il vaut largement les autres grands films du maître italien, et il faut le chérir d'autant plus que c'est l'ultime message qu'il nous a adressé.

Fleming
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le 3 août 2024

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